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Écoutons le Grand Comploteur

Une épidémie en entraîne une autre. Ou elle aggrave une maladie déjà présente, qui va tabler sur les circonstances pour redoubler de virulence ou frapper de nouvelles victimes. Ainsi en est-il du « complotisme », mot dont la propagation n’est pas loin de concurrencer celle de « confinement ».

Tentons de cerner l’attitude du complotiste intégral – dont il est heureusement probable qu’il n’existe pas sous cette forme absolue. Il refuse toute évidence. Chaque fait, même simple et banal, n’est jamais le fruit du hasard ni d’une action humaine de première intention. Derrière ce fait se cache la main secrète de Quelqu’un. L’identité de ce Quelqu’un varie à l’infini selon les cas. Mais son dessein ne varie jamais : faire croire, duper, manipuler, faire prendre des vessies pour des lanternes à une majorité silencieuse de moutons de Panurge.

Pour essayer de comprendre, emboîtons le pas au conspirationniste. Abondons dans son sens. Adoptons sa logique. Postulons que, derrière le complotisme aussi, il doit forcément se dissimuler  Quelqu’un. Accordons-lui le titre de Grand Comploteur. C’est lui qui tire les ficelles de tous les complots : fidèle à la vocation qu’il s’est découverte, il inspire et aide leurs initiateurs, tous domaines confondus. Il serait intéressant de connaître sa philosophie personnelle et les principes de son action. Oserions-nous lui demander une interview ?

À condition de ne pas devoir démasquer son visage, il ne refuse pas de dévoiler pourquoi et comment s’est construit le Grand Comploteur qu’il est, tel qu’en lui-même.

« Le premier déclic dans ma réflexion s’est produit à l’occasion d’une lecture : les propos tenus par le Grand Inquisiteur, dans Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski. Ce haut magistrat explique à Jésus, revenu sur terre, les fondements de l’inquisition, qu’il justifie. « Rien, jamais, dit-il, ni pour la société, ni pour l’homme n’a été plus insupportable que la liberté. Il n’est pas de souci plus torturant pour l’homme que de trouver quelqu’un à qui remettre, et le plus vite possible, cette liberté qu’il a reçue, cette liberté que cette malheureuse créature a reçue en naissant. Mais ne peut conquérir cette liberté humaine que celui qui apaisera leur conscience. »

Le vieil inquisiteur parle là de la liberté en général, celle qui oblige chacun à prendre sur soi, à peser le pour et le contre avant toute décision et toute action. La sommation de choisir est très inconfortable. « L’homme, ajoute-t-il, préfère le repos, et même la mort, au libre choix dans la connaissance du bien et du mal. » Je le rejoignais tout à fait dans son diagnostic. Mais ma sensibilité personnelle m’orientait d’emblée vers un aspect particulier : la liberté d’exercer un esprit critique.

Qu’est-ce à dire ? C’est la capacité dont dispose chaque humain de mettre en œuvre toutes ses ressources pour discerner les données d’un ensemble complexe et pour discriminer le vrai du faux. L’insécurité permanente de la démarche relève bien de la « torture » évoquée par le starets dostoïevskien.

Je me suis senti investi d’une mission salvatrice : libérer l’homme de la liberté d’esprit critique. Le dogme sauve du doute. La paix de l’esprit exige des pseudo-vérités clef sur porte : idéologies et complots sont de cet ordre. Leur rapport à la réalité importe peu ; seule compte la croyance. L’homme n’attend rien d’autre in fine qu’un mage fournisseur de croyances. J’en suis aussi convaincu que l’inquisiteur : « L’homme n’a pas de souci plus lancinant, plus douloureux que, resté libre, celui de se chercher, aussi vite que possible, quelqu’un devant qui se prosterner. »

 Je m’offre comme référence devant qui on se prosterne, par l’entremise des maîtres comploteurs que j’inspire.  Ma parole devient Vérité. L’évidence d’un fait établi est à la fois notre ennemie – parce qu’il faut l’éliminer – et notre alliée – parce qu’elle se laisse volontiers suspecter. Pourquoi tant d’hommes se nourrissent-ils si goulûment de nos ingrédients, mystères, collusions, conjurations, machinations, mystifications ? Allez savoir… Mais la formule fonctionne : certains gobent tout, lucidité critique en veilleuse. C’est magnifique. Ils ont le cœur en paix. Nous avons pris en charge ce pan de leur liberté.

En hommage à son inspiration, je vous laisse sur ce dernier mot du Grand Inquisiteur qui résume parfaitement ma réussite.

« Toutes les ténèbres les plus mystérieuses de leur conscience, tout, ils nous porteront tout, et nous résoudrons tout, et, eux, ils auront foi en notre décision, et ce sera une foi joyeuse, car elle les dispensera de ce souci terrible et de ces douleurs effrayantes qu’ils supportent aujourd’hui d’avoir à décider à titre libre et personnel. » »

Cette interview est certifiée conforme. Une hypothèse ? Le Grand Comploteur l’aurait accordée en étant lui-même manipulé par une Instance Supérieure ? Bien sûr que non. C’est lui qui est au sommet de la pyramide. Croyez-moi sur parole.

Publié sur le Forum du Soir, sous le titre Carte blanche : écoutons le Grand Comploteur, le vendredi 18 juin 2021, à 18 h.

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