Aller directement au contenu

« En me choisissant, je choisis l’homme. »

Existons-nous encore ? Question qui taraude certains. Les règles définies par le politique pour contrarier le covid sont ressenties par un grand nombre comme un carcan. Elles étouffent. Elles suppriment tant d’occasions de choisir et d’agir au gré de nos envies que nous pourrions être tentés de dire : « Ce n’est plus une vie. » Car le sentiment d’exister naît le plus souvent de l’exercice d’une liberté spontanée qui décide et s’engage. Notre existence se construit d’acte libre en acte libre, de choix en choix. Telle était l’intuition principale des penseurs qui ont été rangés sous la bannière des « existentialistes ».

Sans rapport bien sûr avec quelque virus que ce soit ni avec les réactions qu’il entraîne dans la société des humains, Jean-Paul Sartre affirmait en 1945: « Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. Choisir d’être ceci ou cela, c’est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons.[1] »

L’injonction nous arrive droit dans les gencives : que chacun de nos actes crée l’homme que nous voulons être. Chaque choix humain, sans aucune exception, dessine les contours humains de celui qui choisit. Et pour Sartre, au-delà de la dimension individuelle, ce choix a une portée universelle : nous contribuons ipso facto à définir le prototype humain que nous présentons comme idéal. Ainsi, continue-t-il, « ma démarche a engagé l’humanité tout entière ».

Pertinent pour toutes circonstances, le propos prend toute sa ampleur en situation de crise, lorsque les choix à faire se multiplient et que leur difficulté va croissant. C’est-à-dire, par exemple, maintenant. Quand une année de restrictions diverses imposées au régime de vie par la pandémie en laisse plus d’un pantois. Beaucoup se disent dépossédés de leur pouvoir de choisir. Ils qualifient les mesures de « liberticides » – cet adjectif étiqueté « littéraire » par les dictionnaires et qui s’est répandu en courant. Tout qui  – et tout ce qui – suspend certains choix devient liberticide.

Peut-être la frustration s’exacerbe-t-elle du fait que notre époque a placé le choix personnel sur un piédestal. Comme si le seul fait de choisir, en étant convaincu de le faire librement, avait beaucoup plus d’importance que l’objet ou l’orientation du choix. « C’est mon choix » est devenu le dernier mot qui justifie tout et coupe court à toute discussion. Les supporters du choix s’accorderaient volontiers avec Sartre pour dire que, par les actes qu’il décide, « l’homme est condamné à chaque instant à inventer l’homme ».

Si c’est le cas, quel homme nos choix vont-ils inventer ? Ce qui revient à dire : quel trait doit manquer pour que le visage de l’homme soit défiguré ? Ou encore : quelle privation de choix empêcherait que je sois un humain à part entière ? La question accule chacun à établir une hiérarchie parmi les éléments constitutifs d’une vie humaine acceptable, voire souhaitable. Lesquels méritent qu’on les recherche à tout prix, fût-ce en bravant l’autorité de l’État et en se désolidarisant de l’effort commun ?

Les crises portent bien leur nom. L’étymologie – le grec krisis – renvoie au sens de « faculté de distinguer, de discerner ». Dans la crise, les événements quittent leur cours ordinaire, s’amplifient, se dramatisent. Les protagonistes se cristallisent et réagissent plus intensément. Ils permettent de mieux  discerner qui et comment ils sont. La crise sanitaire aussi a tenu ce rôle de clarification : les humains s’y sont révélés eux-mêmes et ont dessiné leurs modèles. Nombreux, variés, parfois disparates.

L’image du menteur incarné pas les informateurs bidon et par les politiques dépassés ou opportunistes. L’agresseur, illustré par les invectives, les insultes et les dénonciations en tous genres. Le sceptique, figuré par les complotistes, qui esquissent en plus, généreusement, la silhouette du jobard. Le bavard, raconté par les intarissables commentateurs des commentaires ressassés par d’autres.

Types un peu sombres, contrebalancés par des profils plus rayonnants. Le savant entraperçu derrière les experts et le corps médical. L’altruiste omniprésent parmi les soignants, les travailleurs de l’« essentiel » et les mille et un inventeurs de systèmes D pour aider les voisins. Le solidaire personnifié par tous les citoyens respectueux d’autrui et acceptant avec bon sens les inévitables contraintes. Toutes ces figures – et combien d’autres – ont été ballottées et amenées jusqu’à nous par les vagues pandémiques.

L’abstention et la neutralité n’ont pas été possibles. Même l’inaction, la passivité, l’indifférence sont des choix, au même titre que l’action et l’engagement. Sans trop y penser sans doute, chacun de nous, par ses prises de position personnelles, a défini sa ligne, esquissé ses idéaux. Et continue de le faire. Rien de tout cela n’est anodin. La crise a offert et ne cesse pas d’offrir un moment de construction personnelle accélérée. Une chance à saisir ou à laisser passer sans la voir. Presque tous, nous avons été entraînés en dehors de notre « zone de confort » et appelés en avant. Notre action, même forcée par les circonstances, nous a rendus, nous rend et nous rendra autres que nous étions.

Impossible de déterminer maintenant la fin du chantier. Mais chacun est déjà à même de situer sa contribution à l’œuvre commune.

Merci à Jean-Paul Sartre de le confirmer : « L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie.[2] »


[1]Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, Folio Essais 284, 1996, pp. 31-32.

[2]Jean-Paul Sartre, ibid., p. 51.

Publié sous ce titre dans La Libre Belgique, mercredi 2 juin 2021, pp. 34-35, et, dans la version numérique, sous un autre titre Pourquoi les crises révèlent ce que nous sommes, le 02.06.2021, à 10 h 43.

Publié dansCovid-19EthiquePhilosophie pratiqueSociété