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Le test du passage piéton

Plus souvent qu’à son tour, la vie courante met sur notre route des situations banales, tout à fait insignifiantes a priori. La routine nous les fait traverser machinalement, alors qu’elles peuvent nous éclairer sur nous-mêmes et sur la nature humaine. Un bon exemple serait le passage piéton. En réglementant ce cas dans le code de la route, le législateur en a-t-il entrevu la portée symbolique ? Il a, en tout cas, donné un cadre légal à cette version moderne et peu héroïque de la confrontation entre le fort et le faible ; il a voulu rétablir un certain équilibre, en protégeant « l’usager faible ».

Dans ce cadre fixé s’inscrit une variété quasi infinie de comportements. Le passage piéton devient miroir d’humanités changeantes. Il peut même fournir un test psychologique grandeur nature, où chacun peut se demander comment il interpréterait les deux rôles prévus par le script. Vous pouvez « tester ce test » ici même : à travers quelques personnages s’esquissent des attitudes types face auxquelles prendre option. Du côté du conducteur d’abord, puis du côté du piéton.

Si vous êtes au volant, choisissez ci-dessous la rubrique qui convient : refuser ou respecter la priorité du piéton. Il y a trente-six façons de le faire ;  c’est là ce qu’on peut préciser.

Supposons que, d’habitude, je refuse la priorité (sinon, je passe à la rubrique suivante). Je coche le personnage qui, au-delà des détails, me paraît correspondre le mieux à ma propre attitude

  •  Une dame d’âge moyen qui franchit le passage au nez et à la barbe d’un monsieur corpulent et rubicond : son air inspiré atteste qu’elle est à cent lieues de l’événement, dans un autre monde et qu’elle agit sans malice aucune.
  •  Un homme jeune passe en trombe, le regard noir braqué droit devant lui : lui, manifestement, c’est le code qu’il brave et, au-delà, l’Etat tout entier, terni à ses yeux par les « affaires ». C’est comme s’il disait aux politiques : Vous n’avez aucune règle à m’imposer, vous qui n’en respectez aucune.
  •  Un petit être rabique, tassé sur son siège, a le faciès contracté d’un lutteur : lui, il prétend bien montrer à ce piéton supposé conquérant qui est le plus fort. Ah, mais !

Supposons que, d’habitude, je cède la priorité. Je choisis un visage parmi ceux-ci :

  • Buté, voire renfrogné, le minois de cette jeune fille aux yeux bleus, qui a freiné sec, identifie son vis-à-vis comme l’obstacle indésirable et impersonnel qu’un hasard malencontreux lui oppose.
  •  La bonne bouille, souriante, presque hilare de ce pensionné en goguette veut dire : Prenez votre temps, mon vieux. C’est un plaisir de vous avoir rencontré. A se revoir !
  •  La figure impassible, figée, d’un homme de devoir qui ignore et veut ignorer à qui il cède le passage.

Placez-vous maintenant dans la position du piéton. Et interrogez-vous sur votre degré de détermination et de reconnaissance.

En matière de détermination, je coche l’attitude qui me paraît la plus semblable à la mienne :

  •  Je vais passer. J’en ai le droit. Ce n’est pas toi qui vas gagner. Regard dur et dominateur, parfois’accompagné d’un geste péremptoire, qui arrêterait peut-être les eaux de la mer Rouge, et d’un moulinet de canne ou de parapluie.
  •  J’ai les traits fermes et paisibles ; j’ai  la tranquille certitude que le bon droit est souverain.
  •  J’adopte une mimique plaintive, voire suppliante ; je crois que le bon droit suppose aussi une bonne volonté réciproque des parties.

En matière de reconnaissance, je coche le message qui correspond le mieux à mon intention et que mon coup d’œil, discret ou appuyé, transmettra à l’automobiliste :

  • Alors, qui a eu raison, petite tête ?
  • Ce n’est que justice !
  • Merci et bonne journée .
  •  Je vois que vous l’avez fait avec plaisir.

Il est tout à fait possible qu’aucune des solutions proposées ne vous convienne et que vous ayez dû en inventer d’autres.  Cette riche diversité confirme qu’un cadre donné – dans ce cas, par le code de la route – peut stimuler la liberté créatrice plutôt que de l’inhiber. Bien sûr, la soumission à un code s’assortit forcément de quelque contrainte. Le poids de celle-ci diminue quand nous raisonnons sur son bien-fondé. Mais la contrainte s’estompe, voire disparaît, si les acteurs prennent la situation en main personnellement . Ils remplacent le dispositif imposé par la décision libre non seulement de s’y conformer, mais de le dépasser : ils ne se contentent pas d’équilibrer les relations entre faible et fort, mais ils les modulent au gré de leur personnalité propre. Autrement dit, le moule légal est donné tel qu’il est, mais l’« usager » reste maître des ingrédients qu’il introduira dans la pâte humaine. Vers la conviction que la personne transcende la règle, voire la transfigure, traçons aussi un passage prioritaire.

Publié dans le supplément « Momento » de La Libre Belgique, le 24 octobre 2009.

Publié dansHumourPhilosophie pratique