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Un siècle en chiffres né

Oserons-nous ne faire ni une ni deux et affirmer que le XXIe siècle est né sous le signe du chiffre ? La vénération du chiffre ne date pas d’hier. Au XVIe siècle déjà, le mercier John Graunt se fit remarquer en appliquant le calcul statistique à la mortalité de la population de Londres ; il espérait contribuer ainsi à la lutte contre la peste. Et l’usage qu’on en a fait depuis lors a montré à d’innombrables reprises que, bien domestiqué, l’animal se met au service de l’homme et lui obéit. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Il est difficile de préciser depuis quand, dans la deuxième moitié du XXe siècle, le statut du chiffre a changé et pourquoi le commun des mortels s’est fié à son statut au point de le statufier et de lui adresser comme une prière de louange

Honneur à toi, ô chiffre, tes interventions sans nombre dans notre univers quotidien nous transportent au septième ciel. Toi seul es responsable du plaisir que nous procurent les sondages. Comment des hommes ont-ils pu vivre sans savoir, quand ils mangent du yaourt aux fraises, achètent une tondeuse électrique ou partent au bout du monde dès qu’un congé survient, s’ils appartiennent à la majorité ou à la minorité ? Pourquoi vivre si l’on ne peut répondre chaque jour à une question cruciale comme de décider si l’on fait confiance à la justice, si l’on croit à l’existence du diable, à l’efficacité de la peine de mort ou au sadisme congénital des dentistes ? C’est toi qui te coupes en quatre pour que, au moment où, citoyens, nous entrons dans l’isoloir, nous connaissions depuis des jours le résultat du vote. Par ta magie, l’opinion mouvante, enfin maîtrisée, n’est plus une inconnue ; l’infinie diversité des nuances individuelles cède devant toi, synthèse brute et aseptisée. Face à cette opinion autocratique, il serait suicidaire de prendre la tangente.

Honneur encore à toi, ô chiffre, car tu as distingué l’ensemble des choses qui se comptent de tout ce qui n’est que conte. Toi, tu es sérieux, simple, solide et tu donnes consistance à tout ce qui adopte ton langage. Qui pourrait discuter, te mettre en cause ? Comme si un et un ne faisaient pas deux pour tout le monde. Tu as frappé les trois coups de l’ère des certitudes. Tu as associé le soupçon, parfois réglé leur compte aux « irréalités » humaines qui ne se plient pas à ta loi du nombre. Celui qui n’accepte pas ta toute-puissance, qu’il soit haut comme trois pommes ou centenaire, qu’il se tienne à quatre ! En somme, il s’est retranché du monde des vérités universelles. Il a perdu. Echec et mat.

Honneur enfin à toi, ô chiffre, parce qu’en matière de résultats tu n’y es pas allé par quatre chemins. Tu as réussi à convaincre que toute autre forme d’appréciation ou d’estimation était impertinente et sans véritable portée. Vient d’apparaître il y a pas si longtemps, à l’intitiative de la France, l’expression « faire du chiffre » : un ministre de l’intérieur s’évalue au nombre d’interventions policières menées et aux statistiques d’évolution de la délinquance, un médecin au total de ses ordonnances, un courtier à la liste de ses contrats. Chiffre, tu t’installes comme objectif absolu, censé motiver les foules, à atteindre à tout prix. La course parfois effrénée, parfois désespérée, vers cet horizon bouché, ne réussit pas à tous. Mais c’est toi qui affirmes qu’il n’y a pas deux poids deux mesures : qui te rejoint survit et qui te manque dégringole. Tu clarifies les hiérarchies.

Serons-nous au nombre des adorateurs du nombre ? Ou rejoindrons-nous le camp de ceux selon qui la multiplication des addictions à l’addition produit la division ? Réduire l’humain, disent-ils, à ce commun dénominateur, c’est dévaloriser, ou à tout le moins marginaliser, une composante peut-être essentielle. Les sentiments, les désirs, les espérances, les valeurs auxquelles on tient peuvent bien sûr faire l’objet de comptages microscopiques et d’études statistiques. Mais l’intuition courante suggère aussi que ces grands biens de l’homme n’entreront jamais dans une équation ni dans une formule simplifiée.

L’observateur pressé conclurait au conflit irréductible : le chiffre contre l’humain. Il citerait en vrac : les quotas laitiers contre la qualité de vie des producteurs de lait, le logiciel géoroute et les facteurs au rabais contre la qualité du service, pour le serveur comme pour le servi, les calculs savants d’économie indispensable chez France Télécom contre la vie de certains employés… Que faire ? Ne piétinez pas pour autant votre calculatrice. Ce n’est pas le chiffre qui est en cause : il fait ce qu’il peut, le pauvre ! C’est l’usage qu’en font certains qui heurte. En moins de deux, ils se laissent déborder par lui. Ils l’habillent d’un nom péremptoire – par exemple, « loi du marché », « rationalisation », « compétitivité » ou « survie de l’entreprise » –, renoncent à tout pouvoir et deviennent des suiveurs impuissants. Alors que, face aux plateaux de la balance, chaque humain a le choix : de tout son poids faire pencher vers ce qui, pour lui, donne sens à une vie pleine et entière. Sortir de la pièce étouffante et respirer à pleins poumons.

Publié dans La Libre Belgique, supplément « Momento », p. 3, le samedi 24 octobre 2009.

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