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Pour rester enseignant aujourd’hui ? Dépasser les bornés

Pourquoi un tiers des jeunes enseignants – ou une moitié selon d’autres sources – quittent-ils le métier dans les cinq premières années de son exercice ? C’est une bonne question et les « pilotes » de l’enseignement en Communauté française devraient remercier de l’avoir posée tous ceux qui la posent. A fortiori s’ils apportent des éléments de réponse susceptibles d’endiguer ce flux par trop révélateur. Ne serait-ce pas simpliste d’affirmer que les causes sont multiples et complexes, liées à un environnement économique et social peu porteur et de renvoyer ainsi la patate chaude à de lointains irresponsables ? Le bon sens suggère plutôt l’image suivante : un tiers des mouches qui se heurtent douloureusement aux parois du bocal choisissent la sortie dès qu’elle s’offre à elles. C’est donc sur le « bocal à mouches » qu’il faut agir et sur ceux qui le font tel qu’il est. Et c’est urgent.

Les parois du bocal sont tapissées de gens bornés. Est « borné » celui qui « a des œillères, ne voit pas certaines choses par étroitesse d’esprit ou par parti pris ». L’étroitesse. Retenons-la comme donnée principale. Car, dans la vie concrète des écoles, l’espace où évolue un enseignant s’est réduit comme peau de « chagrin d’école », parfois jusqu’à l’étranglement.

Sans en avoir – sans doute ? – l’intention, les instances dirigeantes de l’enseignement ont lancé une vaste opération de marketing, qui tourne à l’intoxication : il s’agit de promouvoir l’aspect paperassier de la fonction enseignante. Des tonnes de papiers se sont déversées dans les écoles, probablement plus en une dizaine d’années que sur le demi-siècle précédent. Décrets, circulaires d’application, programmes, référentiels, nouveaux programmes, commentaires de programmes, outils en tous genres, etc., il serait impossible de les dénombrer avec exactitude. Quelle générosité et quelle sollicitude, signes qu’il est indispensable de tout régenter et de tout expliquer à des gens « durs de la comprenure ».

À charge de revanche : c’est un échange de paperasses plutôt qu’un don à sens unique. Les enseignants sont contraints de remplir un nombre impressionnant de formulaires types, censés permettre aux « pilotes » de sonder les reins et les cœurs. Ainsi le D.I.P. (Document d’Intentions Pédagogiques), doté d’une série de rubriques à compléter selon un mode d’emploi impératif, introduit la sonde jusque dans le cerveau des cobayes. Et l’ambiance du soupçon se répand : pour manifester que l’œil de Moscou n’est jamais en vacances, dans le réseau libre, par exemple, un document intitulé Le déroulement d’une inspection a été mis à la disposition des professeurs et souvent affiché bien en vue : trois pages bon teint décrivent l’inspecteur accomplissant pas à pas sa mission de normalisation.

Ces tâches de lecture et d’écriture mobilisent toute la créativité pédagogique de l’enseignant : une fois ses formulaires complétés, il n’a plus qu’à effectuer le passage du papier à la réalité le plus téléguidé possible. Faut-il croire les statistiques et conclure que deux tiers des professeurs trouvent ainsi leur bonheur ? Faut-il croire que, pour l’autre tiers, parmi ceux qui quittent, ce sont les « malaises de société » qui agissent ? À moins peut-être que, pour l’un ou l’autre, la réduction drastique de l’espace mental ne soit dissuasive… Quelqu’un qui se sentirait lui-même « réduit », c’est-à-dire, au jeu des synonymes, abattu, acculé, anéanti, asservi, brisé, broyé, concassé, consumé, déchiqueté, détruit, dompté, obligé, recroquevillé, soumis, subjugué, vaincu. Il est peu probable que ce rare spécimen poursuivra une carrière d’enseignant.

Quant au bocal, il est entretenu par des gens bornés qui en épaississent les parois au fil des réformes. Combien leur en faudra-t-il d’autres pour s’élargir l’esprit ? Que faire pour qu’ils comprennent que leur D.I.P. à eux ne tient pas la route ? Quelle que soit la qualité de leurs intentions, pour une majorité des enseignants, elles ne franchissent jamais le seuil de la réalité, parce qu’ils n’en sont pas du tout solidaires. Ils n’ont été ni vraiment consultés, ni reconnus dans leur compétence, ni respectés ; l’embrigadement a remplacé la une liberté créatrice. Dès lors, quel jeune, enthousiaste, qui a cru trouver dans l’école un espace pour s’investir et pour créer ne conclurait pas vite que sa voie est ailleurs ? Les passionnés s’enfuient ; restent les dépassionnés.

Parmi ces derniers se trouvent les absents. Car, pour revaloriser la profession, les statisticiens soulignent que les absents sont plus nombreux à l’école que dans tous les autres secteurs. Cet absentéisme provient, pour une part, de l’anesthésie de la passion. Bien des enseignants ont connu la joie d’enseigner tant que leur inventivité pédagogique pouvait se donner libre cours. Ils se retrouvent mouches dans un bocal qu’ils trouvent moche ; ils se voient incapables d’affronter ce quotidien étouffant.

Un pessimisme noir est-il de rigueur ? Peut-être pas. Les bornés du bocal pourraient finir par se rendre compte qu’ils sapent leur propre politique de rénovation par des méthodes décalées et inappropriées au secteur. Ils en sont à leur Xième session, mais il existe des étudiants lents. Mais l’espoir est surtout du côté des mouches, qui possèdent des ressources insoupçonnées. Parce qu’on leur donne pour mission de former des êtres libres, des enseignants s’ingénient à être libres eux-mêmes. Un déficit crasse d’autonomie et de responsabilité, après un moment de stupeur, les stimulent : des marges se recréent, inattendues, indispensables, salvatrices. Minoritaires, mais tentatrices. Les novateurs d’aujourd’hui ? Cherchez-les au second degré : parce qu’ils ont pris la mesure des nécessités vitales et en ont ressenti l’urgence, ils ont déjà dépassé les bornés.

Publié, sous le titre « Les gens bornés tuent l’enseignement », comme « Carte blanche » dans Le Soir, le mardi 22 décembre 2009.

Publié dansEnseignementSociété