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Le refroidissement de la planète politique

Triste paradoxe dans le sillage du triste sommet de Copenhague : le réchauffement climatique glace le sang de tous les citoyens. Le phénomène en lui-même suffit à produire cet effet. On en a assez décrit et détaillé les conséquences prévisibles pour qu’il soit inutile de les reprendre ici ; et tout être de bon sens ne peut qu’être tétanisé devant pareille perspective. D’où l’énorme espoir placé en ce sommet, ressenti un peu comme crucial. Le citoyen moyen, dans le monde entier, avait la conviction ferme que les responsables politiques ne pourraient rester de glace face à une interpellation aussi universelle et aussi gigantesque. Or, qu’en est-il ? Certains, peu nombreux, arrivent à rester optimistes, en argumentant que « presque rien, c’est mieux que rien ». Ce « presque rien » donne des sueurs froides, non seulement pour l’avenir de la planète, mais aussi pour l’avenir du politique.

C’est sur ce second aspect de « glaciation » que je voudrais concentrer l’attention. Du point de vue politique, l’issue du sommet constitue un véritable gâchis. Le milieu politique, les hommes qui le hantent, l’activité politique, l’engagement politique avaient le plus grand besoin d’une réhabilitation, aux yeux de tous, mais particulièrement à ceux de la jeunesse. Copenhague leur ouvrait un nouveau procès. C’est raté. Et l’échec d’une tentative de réhabilitation creuse encore, inévitablement, le déficit de crédibilité. Sans doute ne sera-ce que dans quelques années, avec recul, que se mesurera vraiment l’ampleur de la catastrophe politique dont nous venons d’être les témoins navrés. À des niveaux divers, en effet, la déglingue politique s’est manifestée : les responsables politiques ont orchestré un désolant festival des occasions manquées.

La première occasion qui s’offrait ? Restaurer l’image du politicien « soucieux des préoccupations des gens », plutôt que politicard perdu dans un monde à part, aux intérêts corporatistes, quand ce n’est pas purement personnels. Raté. Les histoires à la petite semaine, les prises d’intérêts, les délits d’initié, les détournement de biens sociaux, les faux et usages de faux, mais aussi les chicaneries linguistico-communautaires transmettaient déjà au citoyen le message que ses petits soucis à lui n’étaient pas prioritaires. On passe ici à une autre et grande échelle : même quand le souci du citoyen s’élargit aux dimensions du monde, prend de la hauteur et s’inspire de solidarité plutôt que d’individualisme, ce souci reste mineur, par rapport à toutes sortes d’autres considérations majeures. Pas plus que la classe politique d’une commune, la classe politique planétaire ne parvient à prendre en compte le quotidien des administrés.

Comment démontrer au citoyen que, pour les grandes questions du monde, la politique cloisonnée dans les frontières des États doit céder le pas à la politique supranationale ? Copenhague était une occasion rêvée de le faire. Raté. Même s’il est impossible d’en démêler l’écheveau, ce sont bien les intérêts particuliers des États, de certains d’entre eux en tout cas, qui ont investi dans l’échec. Et la position européenne forte, qui devait orienter de façon décisive vers des décisions fortes, a tourné en eau de boudin, par incapacité de mettre entre parenthèses des critères nationaux étroits, voire mesquins. Le crédit de l’Europe, déjà sous-financé, y risque la faillite.

La troisième chance qui se proposait au secteur politique, c’était de réaffirmer son existence en face du lobbying économique, dont l’omnipotence venait d’être battue en brèche. Poussé par la vague porteuse de l’opinion publique, le politique pouvait reprendre son droit, décider que la loi de la vie humaine – présente de mille façons dans ce débat – prévalait sur la loi du marché. Encore raté. Les calculs des épiciers mondiaux ont triomphé. Et ce au lendemain d’une crise, au cours de laquelle le politique vient d’être le paillasson de cette économie terrassée, mais in fine triomphante. L’échelle des valeurs où l’humain serait au faîte a été tournée en ridicule. L’économie sourit. Et à peine jaune.

Mais n’oublions pas l’occasion suprême, en regard de laquelle les premières risqueraient d’apparaître comme des modalités de détail : la possibilité de remettre au goût du présent le sens premier du mot « politique ». C’est toujours raté. Pour Aristote, « l’homme est un animal politique, plus que toute abeille ou tout animal grégaire »[1]. « Seul, continue-t-il, l’homme a la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste et des autres valeurs. Or, c’est le partage de ces valeurs qui fait une maison et une cité[2]. » Le philosophe ne donne pas ici la définition du politicien, mais de celle de tout homme ; on en déduit qu’elle s’applique a fortiori à celui qui se croit responsable politique. Au sommet danois, il n’y eut apparemment ni juste perception des valeurs en cause, ni construction d’une cité commune consciente des nécessités de sa survie. En renonçant à exercer sa capacité politique, l’homme s’y est dénaturé.

Comment qualifier ce sommet autrement que de « débâcle » politique ? Conscients d’une certaine incurie politique, nous n’apercevions que la partie émergée de l’iceberg. Nous entrevoyons désormais la partie immergée. Que faire ? Inimaginable de « bazarder » le politique ou de l’ignorer, puisqu’il est inscrit dans la nature de tout être humain. Dès lors, l’exigence de le restaurer apparaît capitale. Elle interpelle au même titre la conscience du politicien élu et celle du citoyen-électeur : l’un et l’autre peuvent – ou doivent – réinventer où, quand et comment, au jour le jour, l’homme est appelé à pratiquer la politique pour rester un animal digne de l’épithète « politique » ?


[1] Aristote, Politique, I, 2, 10.

[2] Ibid., 12.

Publié, sous le titre « La débâcle politique de Copenhague », dans La Libre Belgique, p. 51, du jeudi 7 janvier 2010.

Publié dansDémocratieEnvironnementPolitiqueSociété