Étrange période que nous vivons. [ La période que nous vivons à de quoi tracasser] Depuis de longs mois, il n’est pas de semaine qui passe sans apporter l’une ou l’autre révélation en matière de fraude, de malversation, de détournement, de compromission, d’« indélicatesse », en lien plus ou moins direct avec les milieux politiques. Des sociétés de logements sociaux aux intercommunales, du faux et usage de faux au détournement par fonctionnaire public, de la collusion d’intérêts aux délits d’initiés, la bourrasque souffle et balaye illusions et espoirs. Comment le simple citoyen peut-il, dans cette tourmente, garder ne fût-ce qu’un rien de cette fameuse « sérénité » qu’affichent toujours, au démarrage d’une affaire, les magouilleurs qui y sont impliqués ?
Il m’étonnerait que le citoyen se rassure si on lui affirme que la période actuelle n’est que la concentration, due au hasard, d’attitudes qui remontent à la nuit des temps. Que la sphère politique n’a bien sûr pas le monopole de la magouille et que les opérations douteuses touchent aussi, à chaque fois, des individus qui agissent à titre privé. Que les mises en cause, en se multipliant, vont servir d’exemples et dissuader les amateurs du genre. Et autres arguments qui tenteraient de banaliser le phénomène, mais qui me paraissent, au contraire, en accentuer le caractère inquiétant.
Tout aussi inquiétantes sont les réactions de personnes impliquées dans les affaires, qu’elles soient politiques ou non. Cette sérénité benoîte, d’abord, surtout si elle n’est pas pure tactique de défense et qu’elle révèle une conviction intime que, « tout compte fait, c’est comme cela que cela fonctionne inévitablement partout ». Ces hauts cris, ensuite, dénonçant l’« injustice » qui consiste à tomber sur l’un ou l’autre alors que « tous » seraient dans le même cas. Mais encore ces procès en diffamation, verbaux ou officiels, qui veulent transformer en coupable celui qui montre le dessous des cartes, comme si, « de toute façon, tout avait toujours des dessous inavouables, à tenir secrets ». Rien là-dedans de propre à rendre le moral à la morale.
Mais tout à coup, je me demande si la tâche n’est pas vaine, si le citoyen a besoin d’être rasséréné. Ne l’est-il pas a priori sans qu’il faille s’y employer ? Les conséquences – ou plutôt l’absence de conséquences – électorales des scandales mis au jour laissent perplexe. Ceci non plus n’est pas nouveau : l’exemple marquant d’un célèbre boucher dont la condamnation sans équivoque dopa le score électoral a rendu évidente la complaisance de nombre de citoyens envers les magouilleurs. Est ainsi inscrite dans leur bulletin la remarque : « Continue comme tu as commencé. » Quelles raisons peut-on voir à cette mansuétude ?
L’hypothèse la plus rapide renvoie au clientélisme : « Parce que tu m’as rendu un service et que j’en espère d’autres, je ne vais quand même pas, « pour si peu », te priver du pouvoir de me rendre service. » Ce ressort est plausible. Un autre serait la difficulté de tracer une frontière nette entre le système D(ébrouillard) et le système D(égoûtant) : il paraît que le Belge cultive une certaine admiration pour l’esprit astucieux qui détecte la faille des règlements en tous genres et s’y engouffre avec délices. Il n’est pas simple de circuler avec autosatisfaction dans l’ingéniosité et de s’arrêter toujours aux portes de la filouterie.
Mais, plus fondamentalement, la question se pose de savoir si ce vote qui « pardonne » n’est pas une forme d’autojustification : se pardonner à soi-même tous les écarts du même genre qui risquent d’émailler la vie quotidienne. Il n’y a qu’une différence d’échelle – qui n’est pas sans incidence, bien sûr, sur la gravité de l’acte – entre la photocopie privée réalisée au bureau et l’abus de biens sociaux. Qui ignore la quasi-impossibilité de détenir et d’exercer un pouvoir, même minime, sans en abuser, même un peu ? L’idéal, inaccessible par définition, n’en garde pas moins sa fonction : tracer un chemin qui invite et incite. Dans le trajet vers l’humanité aussi, marcher droit et sans détours est une capacité inscrite dans la nature humaine. Et, indépendamment de toute considération morale, elle fait gagner du temps.
Si la magouille se trouve ainsi inscrite dans le quotidien banal autant que dans les grandes manœuvres, tirons-en des implications optimistes : les remèdes ne sont pas l’affaire des autres, mais l’affaire de chacun, acteur et électeur.
Publié comme « Carte blanche » dans Le Soir, le jeudi 4 janvier 2007.
Le texte coloré est la phrase préférée par la Rédaction à celle que j’ai écrite.