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Faut-il toujours opiner face à l’opinion ?

Omniprésence et omnipotence de l’opinion. Connaissez-vous un jour où elle reste en repos ? Ne surgit-elle pas plutôt à chaque instant, par la grâce des médias, pour ériger un fait, peut-être anodin, en nouvelle du jour ou de la semaine ? Un pet de chat peut ainsi devenir, par propagation et comme par miracle, le sujet d’un débat du dimanche « rassemblant tous les acteurs concernés ». Suspendus aux sondages, les décideurs s’enquièrent, avant de remuer le petit doigt, de l’effet que ce mouvement aura sur l’opinion. À moins que, pris de court par l’apparition d’un rien du tout devenu deus ex machina, ils ne se précipitent dans des déclarations d’intentions, dans des projets de décisions qui empêcheront à l’avenir toute récidive du rien du tout. Le respect incommensurable qu’on lui porte nous invite à une brève réflexion. Quel crédit mérite l’opinion, qu’elle soit individuelle ou collective ? Est-il raisonnable d’en faire le fil conducteur d’une action ?

Quand l’on dit d’un individu qu’il a telle ou telle « opinion »,  on désigne par là, d’après Platon, « une connaissance inférieure à celle que procure la science et qui se fonde sur les seules apparences ». Elle est donc par essence subjective, partielle et presque nécessairement partiale. Elle n’a pas l’autorité de la connaissance établie par la démarche rationnelle propre au spécialiste. Et le sens commun du terme « opinion » rejoint tout à fait ce point de vue : « En général, l’opinion est un jugement porté sans connaissance véritable et qui prétend être vrai. » Platon, dans son dialogue du Protagoras, s’étonne qu’en certaines matières l’homme attache tant de prix et de crédit à l’avis des spécialistes, alors qu’en d’autres domaines il se contente de l’opinion. Qui fera construire sa maison sans l’intervention d’un architecte ou se fera soigner sans consulter un médecin ? Or, dit-il, dans la vie publique, dans la cité, on admet que ce soit le règne de l’opinion. « N’importe qui, charpentier, cordonnier, forgeron, marchand, armateur, riche ou pauvre, noble ou roturier, a un avis sur le gouvernement de la cité et n’hésite pas à le donner. »

Ceci ne signifie pas pour autant que l’opinion est sans valeur. Simplement elle est individuelle et privilégie souvent l’affectif par rapport au rationnel. Elle naît plus de la passion que de la raison. Son caractère très personnel la rend, au demeurant, plutôt sympathique, sauf à celui qu’inspire une autre passion, contraire. L’opinion peut-elle servir de référence ? Difficilement, étant donné ses fondements.

Qu’en est-il alors de l’opinion dite « publique », chère à tous les sondages ? La collecte d’opinions multiples, leur classement, leur comptage, qui débouchent sur des statistiques, produisent-ils un instrument de référence plus fondé que l’opinion individuelle ? Si c’était le cas, ce serait que la confrontation de mille incertitudes construit une certitude. Étrange tour de passe-passe. Et Platon, encore lui, nous demande si, face à un ennui de santé, nous allons rassembler un certain nombre d’avis de profanes et nous ranger à ce que pense la majorité. Ou plutôt faire confiance au médecin, qui est pourtant seul, minoritaire, pour établir le diagnostic ?

L’opinion publique mérite le respect, dans le sens où elle reflète la réaction majoritaire face à tel ou tel événement. Il est bon que l’homme politique soit conscient de cette tendance : il comprend par là qu’il devra expliquer d’autant plus une décision qu’elle s’éloigne des attentes de la majorité ; il le devra parce qu’une décision ne produit vraiment les effets escomptés que si elle est comprise et, si possible, acceptée, même par ceux qui la rejetaient a priori. En démocratie, les représentants du peuple sont désignés non pour suivre les louvoiements de l’opinion, mais pour garder la tête froide quand tout le monde s’échauffe. Que le Parlement « soit un phare qui ouvre la voie de l’ombre pour le pays », rappelait Robert Badinter à l’Assemblée française confrontée à l’abolition de la peine de mort, en 1981.

Quand l’opinion s’empare d’un fait important ou mineur – meurtre scandaleux, évasion de masse ou camion de jambons étalé sur l’autoroute –, il relève de sa nature qu’elle s’enflamme, s’emballe et, si plausible, s’indigne. À l’homme politique d’éviter le piège des déclarations et des solutions « à la petite semaine », à lui de prendre, avec tout le recul nécessaire, la juste mesure des faits, à lui de les intégrer, s’il y a lieu, dans la réflexion de fond permanente qui sous-tend toute politique bien menée et bien évaluée.

Publié comme « Carte blanche » dans Le Soir, le jeudi 21 décembre 2006.

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