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Quand les élites se délitent

La défenestration des favoris avant le Tour de France avait plongé bien des amateurs de cyclisme dans la perplexite. Où cela s’arrêterait-il ? Les purges successives n’avaient donc pas expurgé tout le mal. Sont-ils tous dopés ? Tous les Tours auraient-ils subi les mêmes avanies si les moyens d’investigation actuels avaient été disponibles plus tôt ? Et pour couronner le tout, que penser du champion qui a émergé de ce Tour et dont les contrôles ont montré qu’il avait été plongé dans la même potion magique que les exclus ?

Infinité de questions posées au cyclisme, mais aussi à tous les sports. Lequel d’entre eux, en effet, a été épargné par des suspensions d’athlètes dopés, depuis des champions olympiques jusqu’à des finalistes de Roland-Garros, en passant par des footballeurs connus ? Il est triste de voir les idoles qu’on aime admirer tomber de leur piédestal : on les parait de toutes les qualités et les voici en défaut sur le point principal, la loyauté sportive. C’est le choc émotionnel. Et s’il vous vient l’idée d’élargir la question au-delà du sport, que découvrez-vous à propos des élites ?

Des « élites » politiques, locales ou régionales, sont prises au piège de la confusion entre les intérêts privés et l’intérêt public. Le ministère – c’est-à-dire, étymologiquement, le « service » – du pouvoir a dérivé en abus de pouvoir et c’est aussi sur le point, crucial en politique, du respect du bien commun que les intéressés – dans tous les sens du terme – ont failli. Eux aussi ont déçu leurs supporters. Mais quelle est la profondeur de cette déception ? Le succès aux élections ultérieures de certains de ces anges déchus a quelque chose de surprenant. Comme la popularité retrouvée ou conservée d’un sportif qui n’a jamais fauté qu’« à l’insu de son plein gré ». Signes qu’à l’indignation première succède assez vite une complaisance seconde. Cette connivence pourrait s’expliquer par le fait que chacun rêve d’une position au sommet et admire ses détenteurs au point de ne pas regarder de trop près aux moyens d’y grimper.

La déchéance des élites, entre bien d’autres causes sans doute, ne proviendrait-elle pas de la démesure de leur reconnaissance ? Reconnaissance pécuniaire s’entend, mais aujourd’hui facilement et banalement synonyme de reconnaissance, tout court.

Est-il vivifiant et sain qu’un jeune qui commence à s’investir dans un sport avec l’idée positive d’y exceller voie miroiter les sommes qui attendent un vainqueur de Wimbledon, du Tour de France ou un pilote de Formule 1 ? Est-il sainement dynamique qu’un jeune qui s’engage en politique avec le désir légitime d’y atteindre un poste à responsabilités compte les zéros du « salaire » de PDG ou d’administrateurs d’entreprises publiques ou semi-publiques ? Est-il humainement porteur qu’un jeune qui se lance dans une trajectoire artistique ou culturelle avec l’espoir d’y briller voie comment et pourquoi une quelconque Star Academy ouvre devant n’importe qui une autoroute dorée vers un pseudo-succès ? De voir le montant des cachets des stars du cinéma ou de la chanson, des animateurs de télévision ou de certains journalistes vedettes ?

Et, quel que soit le domaine d’action de ces « êtres d’élite » valorisés par des rémunérations faramineuses, est-il décent que le citoyen, jeune ou moins jeune, soit le témoin abasourdi de leur comportement fiscal ? Certains – ou nombre ? – d’entre eux, submergés de « fric » par le mercantilisme d’une société déboussolée, cherchent mille astuces, fraudes ou ingénierie fiscale, pour ne pas rendre à la société, sous forme d’impôt, la même part, proportionnelle et équitable, que le commun des mortels.

Dans un tel contexte, pourquoi s’étonner de voir se construire une mentalité moyenne selon laquelle, sur le chemin qui mène vers les élites tous les moyens sont bons ? Heureusement, ce ne sont pas les moyens de tous. Il reste, dans tous les secteurs, des individus d’élite qui ont gravi les cols grâce à leur énergie propre. Remarquables contradicteurs du slogan « Les autres le font bien ». Et il existe, en dehors du cercle considéré comme celui des élites, des gens prêts à tout pour réussir et d’autres tout prêts à tenir leur rôle en toute rectitude. Les catégories ne sont pas différentes.

Sur les sommets médiatiques comme dans les vallées discrètes, les coureurs que nous sommes tous cherchent à chaque coup de pédale ce qui est le plus important pour avancer sur la route humaine et qu’il faut respecter à tout prix. Puis ils choisissent en conscience.

Publié comme « Carte blanche », dans Le Soir, le samedi 30 septembre 2006.

Publié dansDémocratieEthiqueSociété