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Plus d’autorité, plus d’humanité

Devant les tragiques événements récents, le commun des mortels que nous sommes reste sans voix, sans explication rationnelle. Au moment où le respect de la vie humaine disparaît et où la disproportion apparaît incompréhensible entre le meurtre d’un jeune homme et son mobile, qui de nous serait capable d’apporter la moindre réponse au « pourquoi ? » ? Pourquoi un jeune devient-il délinquant ? Pourquoi ne se soumet-il plus ou pas aux nécessités de la vie en société ? Pourquoi ne respecte-t-il plus l’autorité ?

L’absence d’autorité dans l’existence humaine, pendant qu’elle se construit et trouve ses marques, offre sans doute une partie d’explication. Je voudrais revenir brièvement sur la notion même d’autorité. Peut-être est-elle ressentie aujourd’hui d’abord comme répressive : l’autorité qui marque les limites, qui se dresse pour juguler les débordements et les exactions, qui réfrène et sanctionne, qui, si elle y parvient, remet les égarés dans le droit chemin. Une vision autre, positive, de l’autorité peut pourtant se dégager de l’étymologie.

Le terme latin qui en est à l’origine – auctoritas – se réfère au mot auctor, en français « auteur ». Dans la civilisation romaine, l’auctor est celui qui apporte son soutien, son approbation à l’acte accompli par une autre personne. L’un agit et l’autre appuie. Cet apport prenait, à Rome, une dimension à la fois juridique et religieuse. L’un a l’initiative, mais aussitôt l’autre vient confirmer et ajouter son poids personnel. Celui-ci peut aussi, bien sûr, refuser son soutien. L’individu qui ne trouve pas de « garant » est stoppé dans son élan et cherche forcément une autre manière d’agir. De même, une mesure qui ne bénéficie pas de l’auctoritas des Anciens ne peut entrer en vigueur. Il faut rectifier le tir. Ainsi se démarque, au fil des appuis et des réserves, le bon du mauvais.

En actualisant cette façon de voir, nous pourrions ranger sous la bannière de l’« autorité » tous ceux au contact de qui, de la prime enfance à la fin de vie, nous nous façonnons comme êtres humains à part entière, tous ceux qui, par là même, deviennent nos « auteurs » – à commencer par l’auteur de nos jours. Des personnes qui ont porté sur nous un regard positif, confiant, et qui ont appuyé nos bonnes initiatives, nous avons accepté, voire apprécié, qu’elles refusent aussi nos excès. La répression ne garde son efficacité que lorsqu’elle se greffe sur un fond de bienveillance, qui rend possible un nouveau départ.

Qu’advient-il des êtres qui n’ont pas côtoyé d’« auteurs », de regards constructifs, ou trop peu ? Toute répression les agresse et les blesse, mais, curieusement, les valorise, puisqu’ils n’ont connu aucune autre valorisation. Dès lors, l’attention pour eux que suppose la sanction leur apprend que seul le délit valorise. Ils récidivent. Qui pourrait intervenir dans cette spirale négative ? Qui pourrait compenser le déficit de valorisation et comment ? Impossible, en face du délit, de se montrer bienveillant. Sauf peut-être si c’est le premier délit et si l’on invente les moyens appropriés. Être bienveillant n’implique pas d’approuver et n’exclut pas de sanctionner : simplement, c’est veiller au bien, non seulement de la société, mais aussi de celui qui a commis la faute, pour qu’il rectifie.

Parents, membres de la famille, éducateurs, enseignants, intervenants sociaux, magistrats de la jeunesse – et toute autre personne attentive –, en présence d’enfants difficiles et rebelles, sont appelés à un surcroît de bienveillance dans la fermeté. Et si ces jeunes « sur la mauvaise pente » se révélaient, par la grâce d’un éducateur musicien, de bons choristes… ? Si quelqu’un enfin, sans excuser leur acte, les reconnaissait capables d’un bien, détenteurs d’un talent ? La thérapie des sociétés ne commencerait-elle pas dans ces reconnaissances quotidiennes qui prennent le contre-pied des préjugés et des étiquettes ? Par là, l’autorité trouve une voie humaine pour (re)devenir porteuse ; elle devient respectable et peut recommencer à interdire, s’il le faut, sans briser.

Par là aussi, en un sens, se rétablit l’autorité de l’État. Celle-ci n’a aucune chance d’apparaître sympathique et dynamisante, et donc respectable, et donc en mesure d’interdire sans détruire, sinon à travers tous les individus, comme vous et moi, qui in fine sont la chair vive de l’État et ses premiers porte-parole. Pour continuer à apprendre le respect de l’autorité publique, « il suffit » que les jeunes ne voient comme incarnations ou représentants de cet État que de véritables « auteurs », qui ajoutent tout le poids de leur humanité personnelle aux initiatives en faveur du bien.

Publié dans la rubrique « Idées » du Vif/l’Express, p. 23, le 5 mai 2006.

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