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Venez enseigner, soyez passeurs d’humanité

Savez-vous qu’il existe de remarquables passeurs ? A priori, le mot rebute parce que nous l’associons le plus souvent aux forbans qui exploitent des migrants, quand ils ne les entraînent pas au désastre. Mais le terme s’applique aussi à celui qui transmet une connaissance. Dès lors, les enseignants se posent comme les passeurs par excellence.

Or, les candidats passeurs se font trop rares. Nos écoles crient au secours : elles ne parviennent plus à remplacer les professeurs absents, à tous les niveaux d’enseignement. Un vent de pénurie souffle de plus en plus fort au fil des années. Comment comprendre que les jeunes ne soient plus attirés par cet engagement, souvent classé parmi les plus beaux métiers du monde ? À contre-courant, je voudrais leur lancer ici une invitation pressante : « Vous, les jeunes, venez enseigner. Il n’y a pas de tâche plus créatrice ni plus essentielle ni, in fine, plus gratifiante. »

C’est l’Antiquité grecque qui a vu apparaître le personnage du pédagogue – étymologiquement, le « conducteur d’enfants » –, esclave chargé d’assister la famille dans sa tâche d’éducation et qui menait les enfants à l’école. Il est au fond l’ancêtre de tous les enseignants, « pédagogues » eux aussi, et conducteurs d’enfants. Les parents délèguent à d’autres personnes, extérieures à la famille et à l’entourage immédiat, une part de la responsabilité d’éduquer leurs enfants.

Lourde responsabilité, car « l’éducation est la technique collective par laquelle une société initie sa jeune génération aux valeurs et aux techniques qui caractérisent la vie de sa civilisation[1] ». De génération en génération se perpétue une marche vers une humanité de plus en plus riche et accomplie. Leur participation primordiale à ce mouvement me paraît justifier, pour les enseignants, cet autre titre : passeurs d’humanité.

L’éducation – dont en particulier l’enseignement– accélère l’avancement de la civilisation et de l’humanisation. On imagine la lenteur du progrès si chaque être humain était contraint d’exister à partir de rien et de tout inventer – ou réinventer – à partir du niveau zéro. Grâce à l’éducation, chacun recueille un bagage fort de tout ce que ses prédécesseurs en humanité ont pas à pas et avec patience élaboré au fil des siècles.

La famille est en première ligne pour la transmission des valeurs, des normes et d’un modus vivendi propres à l’époque et au lieu. La famille aide chacun à se construire un savoir-vivre ou ce que les pédagogues appellent un « savoir-être ». Mais l’enseignant n’a-t-il pas son mot à dire en la matière ? Il vit assez d’heures avec ses élèves pour leur communiquer une manière d’être soi-même et d’être avec les autres.

Quand il s’agit de la transmission des savoirs – et des compétences –, l’enseignant se trouve en première ligne. En fonction de ses connaissances spécifiques, c’est lui qui va enrichir le bagage confié à chacun pour entamer son voyage vers un surplus d’humanité. Il en fait son métier et sa tâche quotidienne.

Bien sûr, chacun de nous, quel que soit son statut, qu’il le veuille ou non, influence – en positif ou en négatif – la qualité humaine de tous ceux qu’il rencontre dans la vie. Rien que vivre, c’est ipso facto apprendre à vivre à tous ceux qui nous côtoient. Mais de ce partage d’humanité, l’enseignant, lui, fait profession et fait sa profession. Chaque humain est par nature passeur d’humanité. L’enseignant le devient à la énième puissance.

Sera-ce une raison et une motivation suffisantes pour répondre à l’idéalisme des jeunes qui voudraient se consacrer aux autres ? Percevront-ils cet engagement comme aussi social et altruiste que l’investissement dans une ONG ? Je l’espère de tout cœur. Pour que nos écoles survivent et vivent pleinement leur mission, souhaitons que de jeunes professeurs y prennent avec enthousiasme un indispensable relais.  C’est le meilleur vœu qu’on puisse adresser à l’école pour 2024.


[1]     Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, Seuil, 1955, p. 17.

Publié dans La Libre Belgique, le vendredi 26/01/2024, p. 35, et sur le site de La Libre Belgique, à 14 h 47.

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