Depuis bien longtemps, si longtemps que personne ne parviendrait plus à dire quand, le royaume d’École avait à sa tête un roi. Cela allait de soi puisque l’école a été inventée par un roi, Charlemagne. À travers les siècles, les rois se sont succédé, avec des qualités et des défauts, mais ce qui était attendu d’eux, c’était qu’ils soient bienveillants envers leur royaume. Ce n’est pas une attitude facile. Car ce royaume est immense et composé de provinces si dissemblables qu’il est impossible de les comparer. La bienveillance du roi consistait donc à comprendre les raisons de la diversité, à porter un regard positif sur la singularité de chaque province et à encourager tout changement qui améliorait le sort des nombreux sujets du royaume.
Or, voici que, vers la fin du XXe siècle, la culture ambiante connut une profonde mutation : une sorte de maladie se répandit, que certains spécialistes appelèrent « évaluationnite », parce qu’il s’agissait d’une inflammation des organes servant à évaluer. De même que le prurit entraîne irrésistiblement à se gratter, l’évaluationnite, en provoquant une hausse importante du taux de testostérone, incite l’individu à tester à tout bout de champ. Cette maladie frappa universellement et toucha le royaume d’École. Les rois ne s’y étaient jamais montrés empressés à évaluer, faute d’instruments adaptés à la diversité des provinces ; aussi les autorités « supraroyales » mises en place à ce siècle préférèrent-elles une reine, la reine PISA, choisie entre toutes parce que, toujours vêtue de gris uniforme, elle offrait le physique standard d’une grande inquisitrice. Une ère nouvelle, prometteuse, s’ouvrait pour le royaume d’École.
La reine Pisa combla les attentes de ses commanditaires. Elle se lança à cœur perdu dans des investigations titanesques, pour enfin comparer l’incomparable, s’introduire, par statistiques interposées, dans toutes les provinces et ramener la multiplicité humaine à un commun dénominateur. Et, pour simplifier l’effraction, elle sélectionna forcément des critères parmi beaucoup d’autres possibles et parmi beaucoup d’autres inaccessibles ; elle calcula des moyennes, traça des tableaux et des graphiques. Enfin le royaume disposait d’un moyen énorme de situer chaque province par rapport à la norme. « Au-dessus » et « en dessous » remplaçaient « comme ci comme ça ». Merveilleux d’ingénierie et d’ingéniosité.
Après quelques années de ce nouveau régime, la reine Pisa reçoit un jour une lettre qui la surprend. Elle est rédigée d’une écriture encore un peu immature et signée d’un prénom : Olaf. Le signataire y affirme « avoir des problèmes avec son école » et demande une audience à la reine « parce qu’il n’y a rien de tel que d’en parler quand il y a des problèmes ». Une adresse écrite d’une autre main au dos de l’enveloppe permet à la reine de relever le défi et de convoquer l’intéressé. Rendez-vous compte : c’est la première fois qu’un écolier, bénéficiaire au bout de la chaîne de toute l’énergie déployée, remonte à la source féconde de son bien-être. La reine est curieuse de voir ça, tout émoustillée de pouvoir vérifier qu’entre les deux réalités, la sienne et celle du royaume, il n’y a pas de friction.
Olaf – ce prénom peu répandu est dû à de lointaintes origines finlandaises – doit avoir treize ou quatorze ans. À vue de nez. Elle ne va quand même pas lui demander son âge ! Mais elle a décidé d’avance de lui donner du « jeune homme » pour le valoriser. Il a les yeux bleus. Il est de taille moyenne. Il vient vers elle sans crainte apparente.
- Bonjour… Est-ce que je dois dire « Majesté » ou simplement « Madame Pisa » ?
- Comme vous voulez, jeune homme… Je suis impatiente de connaître les problèmes que vous évoquez dans votre lettre sans préciser davantage.
- On me l’a dit : c’est vous qui regardez si les écoles fonctionnent bien et qui leur donnez de bons et de mauvais points. Et des élèves de mon école ont déjà été testés. Il paraîtrait que les résultats sont mauvais. Je n’en suis pas sûr. Le directeur dit que les résultats sont confidentiels : vous n’êtes pas là pour donner un bulletin à l’école, paraît-il. Mais ça revient au même. C’est un secret de polichinelle : le bruit court que nos scores sont mauvais. Ça décourage les professeurs, parce que la plupart font le maximum pour nous aider. Ce n’est pas gai pour eux d’entendre dire par les médias qu’ils enseignent dans une province où les écoles sont moins bonnes qu’ailleurs. J’ai peur que certains ne laissent tomber les bras.
Et mes parents disent la même chose que la TV : « Quelle misère, notre enseignement ! » Ils n’arrêtent plus de dire du mal de mon école. Je dois presque la défendre. Mais parfois, je commence à douter moi-même. Mon prof est-il bon ? Dois-je apprendre ce qu’il me dit d’apprendre ? Comment voulez-vous que j’apprenne si je n’ai pas confiance ? Je me demande si c’est vraiment ça que vous voulez pour mon école ? Une dépression générale ?
La reine, tout interdite, n’en croit pas ses oreilles. La magnifique alchimie de son évaluation ne produit pas partout la pierre philosophale.
- Mais non, Olaf. C’est tout le contraire que je veux : produire des informations correctes pour améliorer l’enseignement, en le rendant lucide sur ses qualités et ses défauts.
- Vous êtes sûre de vos informations sur les écoles, Madame Pisa ? Vous avez tenu compte de tout ? Par exemple, dans mon école, il y a une cellule d’écoute : l’an dernier, j’ai été à deux doigts d’abandonner les cours et ça m’a relancé d’être accueilli là… Vous donnez un bon point ?
- Non, ça, c’est autre chose : l’organisation de l’école ne fait partie du test.
- Et que nous soyons heureux à l’école ou non, vous le testez ?
- Non plus. Je veux seulement savoir ce que vous avez appris dans les différentes matières.
- Et vous posez les mêmes questions dans toutes les provinces ? Comme si les gens et les endroits étaient tous pareils ?
- Je standardise. Ça veut dire que les questions ne portent que sur ce que je trouve commun à tous.
- Alors, ce n’est pas grand-chose. Oh, vous me rassurez, Madame Pisa, il y a tellement de choses dans une école qui n’entrent pas dans vos résultats.
- Mais je vise quand même le principal, Olaf, car on va à l’école pour apprendre, non ?
- Oui, mais pour apprendre tout ce qu’il y a dans la vie… Vous ne vous y intéressez pas ?
- C’est bien trop vaste. Il faut savoir se limiter… Excusez-moi, jeune homme, cela m’a intéressée de vous rencontrer, mais il faut maintenant que je me remette au travail. Je prépare mon prochain test, qui aura lieu bientôt. Et vous, Olaf ? Que dites-vous ? Est-ce que votre situation-problème est clarifiée ? Qu’allez-vous décider ?
- Je reste dans mon école. Et content d’y rester. Il me semble que, grâce à vous, j’ai tout compris. Et je vais dire à tout le monde qu’il faut reprendre confiance. Parce que la valeur d’une école est dans tout ce qu’elle vit et pas seulement dans une partie. Vous testez des élèves et une école « modèles réduits ». Mon école, mes copains et moi, nous sommes « grandeur nature ».
Publié dans La Libre Belgique, p. 26, le samedi 25 janvier 2009.