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Enseigner l’humour ?

Comment former les êtres pour qu’ils traversent l’existence de la meilleure façon possible ? Comment pourront-ils se frayer un chemin parmi des circonstances dont certaines sont roses et d’autres « épines » ? Nous sommes tous en quête du « Souverain Bien », comme disaient les Anciens. Et dans les périodes de crise, bien sûr, le bonheur apparaît lointain, mis en question, voire hors de portée. Que pourrait-on enseigner comme compétence qui permettrait d’échapper à la morosité ambiante, de remonter une pente dont le pourcentage de déclivité augmente au rythme des « mauvaises nouvelles » quotidiennes ? De quelle arme doter les jeunes ? Sans doute y en a-t-il beaucoup d’autres. Ici, je ne vous en propose qu’une, très puissante, l’humour. Comprendre en quoi il consiste et quel en est le mode d’emploi, c’est le découvrir comme une compétence spécifiquement humaine, libératrice et créatrice.

Vous savez sans doute que la notion d’« humour » ne remonte pas à la haute Antiquité. Le mot « humeur », employé par Corneille, au xviie siècle, dans le sens de « penchant à la plaisanterie, originalité facétieuse » a été traduit en Grande-Bretagne, un siècle plus tard par humour. À l’origine du terme, le mot latin (h)umor désigne tout liquide et plus particulièrement les humeurs du corps humain ; et les Anglais ont conservé ce lien de parenté entre leur humour et l’humeur[1]. La pratique de l’un améliore l’autre.

La difficulté de le définir avec précision surgit d’emblée : l’humour est-il seulement une « forme d’esprit qui consiste à présenter la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites »[2] ?  C’est vrai qu’on peut « faire de l’humour » – c’est la profession des humoristes. Mais on peut « avoir de l’humour » sans nécessairement en faire. Comment, sinon, serait-on sensible à l’humour des autres ? Et si nous disions plutôt que l’humour est une qualité particulière du regard ? Discerner l’insolite, quitter la platitude du premier degré des choses et des êtres, être irrésistiblement attiré par les à-côtés des sentiers battus. Percevoir ce décalage et s’y engouffrer, c’est inoculer sa parcelle d’humanité créatrice dans l’épaisse banalité figée. L’humour crée en permanence l’alternative là où régnerait, sans lui, le monolithisme du fait et du sens. Étincelle première d’humanité.

Tel est l’outil. Voyons l’usage. L’humour, a priori ressenti comme sympathique, n’est-il pas plutôt une « donnée neutre » ? Il est essentiel parce que, avec son sens de l’insolite, il détecte le point névralgique où il va être possible de s’introduire pour ajouter un surcroît d’humanité. Mais quelle humanité ? Celle de l’individu humoriste, qui est comme il est, ni ange ni bête. L’humour défensif permet de se protéger ; il suggère aussi bien de garder espoir quand se referme la tenaille tragique que d’éluder toute responsabilité, pourtant bien réelle, quand l’étau se resserre.

L’humour offensif présente aussi tous les visages. Par exemple, quand il prendra distance face à une autorité, un pouvoir, une personnalité politique, il en fera ressortir tel ou tel trait, qu’il collera comme étiquette. D’après certains analystes politiques, les Guignols de l’info, en France, ont rendu parfois à ce point populaires leurs caricatures que des électeurs ont dû choisir ou proscrire la marionnette plutôt que l’être de chair et d’os. Sans doute salutaire quand il ouvre les yeux, il peut devenir délétère s’il les aveugle. Tout  « beau projet » comporte aussi ses failles. Les percevoir avec humour et le faire savoir ? Ce peut être une invitation positive au progrès, mais parfois un sabordage en règle. Selon l’esprit qui l’anime, l’humour sera constructif ou corrosif.

Mais retenons l’idée que l’humour est une spécificité humaine, une liberté étonnante de prendre les choses autrement qu’elles s’imposent. Comme façon de voir venir la vie, il est précieux. Il laisse entrevoir et interpréter que – pourquoi pas ? – l’attente interminable au guichet de la Poste ménage en fait une halte quasi providentielle dans le rythme tuant de nos journées. Et les critiques virulentes ne font rien d’autre que refléter un intérêt puissant, puisque débordant, pour le sujet traité. Comme façon de communiquer, l’humour offre une chance de reconnaître l’interlocuteur, à égalité, capable du même regard, capable de dépasser lui aussi la littéralité étroite pour accéder au multiple du sens.

« L’homme sans humour, conclut Robert Escarpit, vit de la vie des larves, sous leur enveloppe de soie, sûr d’un avenir sans durée, mi-conscient, inchangeable. L’humour fait éclater le cocon vers la vie, le progrès, le risque d’exister[3]. » Cette manière unique de naître au monde, il faudrait l’enseigner.


[1] Robert Escarpit, L’humour, Paris, P.U.F., 1972, p. 10.

[2] Définition proposée par le dictionnaire Robert.

[3] Ibid., p. 127.

Publié dans La Libre Belgique, p. 27, le mardi 3 mars 2009.

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