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La massification, nouvelle censure ?

Un grand nombre d’idées font peur. Quand elles s’expriment, il y a peu de gens, semble-t-il, pour penser que ce sont « des idées en l’air », sans impact sur la réalité. La vigueur, voire l’intransigeance, des réactions qu’elles suscitent constituent une reconnaissance indiscutable de leur capacité de mobilisation et donc d’action. Intemporel et universel, le phénomène connaît aujourd’hui des avatars multiples, favorisés par l’omniprésence et l’efficacité souveraine des moyens de communication. L’idée de fêter ensemble un anniversaire ou de contester une décision peut rassembler sans délai, et parfois sans mesure, des milliers de personnes ; certaines idées liées à des religions embrigadent jeunes et moins jeunes jusqu’à leur mettre l’arme à la main. Il y a de quoi avoir peur et de quoi réagir.

Depuis l’Antiquité, des penseurs considérés comme déviants et dangereux ont été persécutés. En 399 avant J.-C., Socrate est condamné à mort par le tribunal démocratique des Athéniens pour impiété et corruption de la jeunesse : le régime veut tuer, en même temps que l’homme, des idées qui le menaceraient. Au xviie siècle, Galilée est condamné pour « s’être rendu coupable d’hérésie » en soutenant la thèse du mouvement de la terre autour du soleil. Thèse qui avait valu la mort, trente-trois ans plus tôt, à Giordano Bruno.

Politiques, religieuses, morales ou scientifiques, des idées ne seraient donc pas à mettre à portée de toutes les têtes. La liberté intégrale dans l’expression des idées reste une utopie qui ne résiste pas à l’examen de ses conditions de bon exercice : la capacité pleine et entière chez chacun d’exercer une démarche critique tout à fait informée et la capacité chez chacun de s’autocensurer, notamment pour éviter tout dommage causé à autrui. Il a donc toujours fallu des garde-fous, des contraintes et des sanctions, dont l’application échappe difficilement à un certain arbitraire, même si les censeurs agissent avec les meilleures intentions du monde et les précautions d’usage.

Et aujourd’hui ? Quand n’importe quelle idée peut devenir accessible à la planète en un instant ? Quand les réseaux sociaux favorisent le partage à l’envi de toute idée, grande ou petite, absurde ou subtile, neutre ou fanatique ? Que penser ?

Au premier degré, il serait plausible de se demander si toute censure n’est pas devenue « techniquement » irréalisable, même pour un dirigeant politique qui imaginerait de bloquer Twitter. C’est toujours trop tard pour étouffer l’idée, qui a déjà trouvé mille autres voies et voix. Bien sûr, les législations de chaque pays empêchent, en principe, de formuler certaines idées, mais les moyens de poursuivre les contrevenants sont dérisoires face à l’ampleur de la tâche. Il faut bien reconnaître qu’il y a là une inévitable « libération » des idées en tous genres.

Mais au second degré, on peut s’interroger : apparemment affranchies de la censure organisée, les idées ne se trouvent-elles pas asservies à une autre censure non concertée, et beaucoup plus subtile ? La massification. Immanquablement, bien plus qu’auparavant, toute idée affronte une concurrence écrasante. La quantité noie la qualité.  Cette dernière peut émerger, mais il faut à une idée beaucoup plus de force qu’avant pour devenir une idée-force. Et, dans ce nouvel environnement, l’ingénierie du marketing a les coudées franches : tous les moyens sont bons pour que le produit – qui peut être une idée – triomphe sur le marché, quelle que soit sa qualité intrinsèque.

Voici dès lors un défi nouveau ou renouvelé pour l’école et tous les formateurs. Si l’on pratique la religion des compétences, il en est une à privilégier : la capacité de trier dans la masse pour distinguer l’essentiel et épingler la bonne idée. Le citoyen ainsi doté se consacrerait, corps et âme, à une activité primordiale, utile en tout temps et en campagne électorale, le discernement : entre slogan et vérité, entre populisme et démocratie, entre sectarisme et ouverture, entre idéologies et idées.

Publié dans La Libre Belgique, p. 55, le mercredi 14 mai 2014.

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