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Ecole et passion

 Il paraît que l’école va mal. Il paraît que ses « performances » sont médiocres. Les critiques pessimistes pleuvent. Les bonnes nouvelles et les constats positifs se trouvent noyés dans un flot de morosité. Il n’est même pas consolant d’objecter que le négativisme prend pour cible bien d’autres piliers de la société civile. Car l’école n’est pas une institution comme les autres : pour exister vraiment, elle a un besoin absolu de confiance. Sa raison d’être est de faire apprendre. Or, comment un jeune normalement constitué pourrait-il apprendre quoi que ce soit s’il n’y croit pas et si, autour de lui, personne n’y croit ?

Il arrive que même des gens bien intentionnés alimentent la méfiance plutôt que la confiance. Je connais peu d’établissements scolaires dans lesquels la relation entre les adultes et les jeunes soit de qualité, déclare le délégué général aux droits de l’enfant dans une interview récente. L’auteur tempère indirectement son propos en relevant qu’il se fonde sur ce qui lui revient à travers les plaintes qui arrivent chez lui. Comme le garagiste confronté aux pannes plus qu’au bon fonctionnement des moteurs et le médecin consulté pour cause de maladie plutôt que de bonne santé… N’empêche que, sans ces précisions de contexte, l’affirmation risquerait d’accréditer que la mauvaise relation entre jeunes et adultes constitue la norme dans nos écoles, ce qui contribuerait à détériorer encore la confiance. Et donc à affaiblir l’école.

Au fil des ans, comme élève, enseignant, parent et maintenant grand-père, j’ai connu et je connais beaucoup d’établissements scolaires où la relation entre jeunes et adultes est le plus souvent d’une grande qualité. Dans ces écoles bénéficiant de la confiance, j’ai connu bien des passionnés : passionnés d’enseigner et parfois aussi – eh oui ! – passionnés d’apprendre. Mais le paysage a changé. Les experts en pédagogie ont technicisé l’enseignement, pour mieux le téléguider et le contrôler. Ce faisant, n’ont-ils pas dilapidé le capital de confiance qui seul donne le champ libre aux sentiments forts, dont la passion ?

Quel moteur de vie puissant que la passion. Elle projette en avant, donne l’audace, autorise le rêve, mobilise l’énergie, redessine les frontières du possible. On connaît des cas extrêmes : installation tentaculaire d’un réseau de train électrique à travers toute une maison, tour du monde à la voile ou à la vapeur, expéditions périlleuses vers les sommets ou les profondeurs, collections en développement exponentiel… Mais, dans la modestie du quotidien, d’autres passions galvanisent certains et les entraînent au bout du désir, du devoir, du don, de l’humanité. Et quelquefois au-delà.

Ce qui passionne, c’est ce pour quoi on est prêt à tout donner – ou presque. Quand il donne, loin de se sentir contraint, le passionné est comblé et encouragé à donner davantage. Son enthousiasme est communicatif. Et souvent la passion croît d’être partagée. On imagine quelle dynamique peut se créer par là dans un cadre d’éducation et de formation. Chez l’enseignant, la passion peut prendre plusieurs formes, non exclusives l’une de l’autre : passion pour les matières enseignées, pour la tâche d’éduquer, pour le dialogue avec les jeunes, ou tout simplement passion pour la vie. Bien sûr chaque école ne compte pas que des passionnés. Mais il y en a. Et le taux de passionnés au mètre carré ne serait-il pas, pour une école, un étalon possible de sa vitalité et de son efficacité ?

Comment dès lors financer, organiser, diriger, contrôler une école pour qu’aucune mesure n’ait comme effet secondaire d’étioler ou d’éteindre les passions ? Il vaudrait la peine d’y réfléchir. Penser plus loin serait se demander quel « pilotage » de l’école ferait naître ou renaître des passions alanguies ou restées virtuelles jusqu’ici. Ne pas seulement concevoir cette « nouvelle gouvernance », mais passer aux actes. Une énième réforme ? Non. Un retour passionné aux sources.

Publié dans La Libre Belgique, p. 60, les samedi, dimanche et lundi 7, 8 et 9 juin 2014.

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