Un récent décret, dit « Paysage », est censé améliorer le panorama de l’enseignement supérieur. Entre autres dispositions, il prévoit de réduire à 10/20 – au lieu de 12/20 – aussi bien la cote qui permet à l’étudiant de réussir un cours que la moyenne qui assure la réussite globale. Cette mesure peut apparaître, a priori, comme favorable aux étudiants en difficulté. Ce pourrait être un leurre, comme l’ont fait remarquer certaines organisations étudiantes.
Faut-il préciser que la cote sanctionnant la réussite ou l’échec dans un cours n’est pas une pure et simple addition de points ? Elle résume et représente l’avis du professeur. Jusqu’ici 12/20 signifiait : l’étudiant « a satisfait », il n’est pas nécessaire qu’il consacre plus de temps et d’énergie à ce cours. Si l’enseignant estimait que la maîtrise du cours était trop limitée, il attribuait une note de 11/20, au plus. Pour le même message, il faudra désormais que la note soit de 9/20, au plus. Ce changement attirera la moyenne vers le bas. Qu’y gagne l’étudiant ?
Ce cas particulier révèle, une fois de plus, à quel point le bon usage de l’évaluation est complexe. À une époque qui se repaît de chiffres et statistiques, qui souffre d’« évaluationnite » aiguë dans tous les secteurs, le risque augmente d’accorder à une cote un pouvoir inconsidéré. Il suffit pour ce faire d’oublier que toute évaluation adopte forcément un point de vue restreint : il est impensable qu’elle s’attache à tous les aspects sans exception de ce qu’elle prétend évaluer, impensable qu’elle prenne en compte tous les aspects sans exception de l’individu auquel elle s’applique. Elle ne constitue donc qu’une indication parmi d’autres permettant d’aller de l’avant à meilleur escient. Mais celui qui va de l’avant est un être de chair et d’os, d’esprit et de cœur, dans l’évolution de qui la personne et la personnalité entrent plus en ligne de compte qu’un résultat d’épreuve, quel qu’il soit.
Cette évidence inviterait volontiers à interroger les évaluations standardisées, qui ont la cote aujourd’hui. Qui donnera le meilleur « avis » sur la possibilité d’un jeune d’entamer ou de poursuivre telles ou telles études ? Le correcteur d’un questionnaire de CEB, d’épreuve de fin de cycle ou de baccalauréat qui ignore tout de l’élève ou l’enseignant qui a pu le suivre tout au long d’une année ? Lequel des deux sera en mesure de détecter que l’élève connaît un « jour sans », pour l’avoir côtoyé dans de nombreux « jours avec », et décidera de lui donner le feu vert ? Où situer l’objectivité ? Dans le traitement supposé uniforme des copies d’examens ou dans le traitement le plus complet possible des données qui concernent l’élève ?
Car, le plus souvent, c’est au nom de l’objectivité que l’on cherche à « désincarner » l’évaluation. Désincarner l’élève, auteur d’une copie anonyme, et parfois désincarner la matière, saucissonnée en vingt-sept critères, qui rendent titanesque la tâche de l’évaluateur et nébuleuse l’interprétation par l’évalué, entortillé dans des comptes d’apothicaire. Plus d’un pédagogue, d’ailleurs, conseille de renoncer à la quête d’une mythique objectivité et d’admettre l’inévitable subjectivité de toute évaluation, en lui ménageant les garde-fous nécessaires.
En fin de compte, sans assez de discernement, l’évaluation peut produire des comptes à dormir debout. Elle raconte des histoires et elle en crée chaque fois qu’on lui fait endosser un pardessus qui n’est pas à sa taille. Elle devient alors un instrument efficace pour manipuler, redoutable surtout quand la mauvaise foi s’en mêle.
Par contre, si elle demeure modeste assistante dans un processus de formation – à tout âge –, les deux pôles, l’évaluateur et l’évalué, y trouvent leur compte. Est-il utopique d’imaginer que l’un et l’autre s’y ressentent comme sujets à part entière, entre lesquels la relation reste primordiale ? L’évaluation se contente alors de dynamiser un dialogue prospectif, où les personnes restent premières.
Publié dans La Libre Belgique, p. 55, le vendredi 24 octobre 2014.