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Depuis que la Toile a régné

Titre de la Rédaction : L’araignée Internet a tissé sa toile

Qui aurait pu, au milieu du xxe siècle, prévoir qu’un grand nombre d’individus allaient « réseauter » ? À chose nouvelle, mot nouveau. « Réseaute » celui qui développe son réseau de relations et en tire parti, pour mieux ressauter sans doute, notamment du point de vue professionnel. Les relations humaines sont aussi vieilles que l’homme ; mais les moyens de les rendre innombrables en un instant sont sans conteste nouveaux. Il ne serait pas étonnant que le xxie  siècle reste gravé dans les mémoires et dans l’Histoire comme le siècle de la Toile. Si, comme pour le renard de Saint-Exupéry, créer des liens est une chose trop oubliée, à première vue, quelles chances offertes pour un apprivoisement mutuel, quel souffle puissant dans les toiles de la caravelle humaine ! Faut-il en conclure qu’un pas décisif s’est accompli avec l’omniprésence et la déification du lien ? L’humanisation du monde va-t-elle s’accélérer au même rythme que la Toile se tisse ?

Il serait pour le moins aventureux de l’affirmer sans nuances. Sur une toile de fond d’individualisme de plus en plus conquérant, le culte du lien tous azimuts a quelque chose de surprenant. Comment faire cohabiter une tendance au nombrilisme avec la création, parfois quasi compulsive, de liens en tous genres ? Une hypothèse serait que l’individu renonce à exister en lui-même et par lui-même pour devenir un nœud de connexions ; la densité d’un être deviendrait proportionnelle au nombre de ses « contacts ». Comme si un contact, quels qu’en soient la nature et l’objet, constituait nécessairement un gain. Posons-nous la question avec l’aide d’un internaute branché que nous appellerons Herménégilde.

Aujourd’hui, quand Herménégilde se rend chez le médecin parce que sa santé l’inquiète, il a déjà consulté. Chacun des symptômes qu’il a cru déceler a fait l’objet d’une recherche approfondie. La trame d’un autodiagnostic s’est tissée de fil en aiguille, avec un degré de certitude qui s’amplifie. Ce n’est plus un profane qui franchit la porte du cabinet, mais un « expert » en face d’un autre expert. Le doute plane : le praticien, qui découvre le cas, ne dispose que de sa compétence et de son expérience, tandis que le patient croit avoir assimilé celles du monde (presque) entier. La confiance devient difficile. La consultation peut se muer en confrontation. Est-ce un gain ?

Aujourd’hui, si Herménégilde n’a que douze ans et qu’il aime discuter avec les copains, le dialogue ne s’arrête pas au seuil de l’école : notre héros peut chatter, twitter ou « skyper » toute la soirée, si le cœur lui en dit, dans un conciliabule toujours inachevé. Mais, à supposer que notre ado se soit mis à dos l’un ou l’autre ex-copain, voilà que des horreurs, en images ou en mots, se sont répandues sur son compte – dans tous les sens du terme. Tous les « amis » et tous les « amis » des « amis » partagent le message et son vitriol. Est-ce un gain ?

Aujourd’hui, Herménégilde a été dans les tribunes du stade où son équipe favorite jouait sa qualification. Il portait un chapeau génial qui faisait de lui le supporter type, inventif et pas mal de sa personne. Il a été filmé. Aussitôt son image a fait le tour du monde : il est devenu plus facile de faire le buzz que de prendre le bus. Est-ce un gain ?

Aujourd’hui, dans n’importe quel domaine, sans y connaître quoi que ce soit, Herménégilde peut non seulement avoir un avis et le croire autorisé, mais le répandre par tout l’univers. Et n’importe qui peut répondre pour le congratuler ou le vilipender, avec ou sans respect, comme « il le sent ». Est-ce un gain ?

Oui, avec une obstination sans faille, l’Araignée a tissé sa toile. Et elle n’a pas fini de multiplier ses soies. Elle ne s’est pas demandé ce que chaque fil allait bien pouvoir véhiculer ni pourquoi. A-t-elle cru qu’un outil donné à l’homme ne pourrait être qu’humain ? A-t-elle assez pensé que la montée vers l’humanité n’est pas un mouvement uniformément accéléré et que la sauvegarde du capital humain est comme la toile de Pénélope ?

Publié dans La Libre Belgique, p. 54, le vendredi 12 septembre 2014.

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