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Quand « politique » vire au péjoratif

Récemment, le citoyen a pu entendre traiter avec mépris la contestation sociale de « grève (purement) politique ».  Ce verdict singulier tombait de la bouche de femmes et d’hommes… politiques eux aussi.

Pareille formule n’est pas vraiment un trait de génie. Le même adjectif – politique – qui dénigre disqualifie aussi le dénigreur – homme politique. Le serpent se mord la queue. Or, par les temps qui courent, le politique ferait mieux de se valoriser que de se déprécier.

Une connotation négative a peu à peu assombri le terme ; un membre du sérail gagnerait à l’éclaircir plutôt qu’à l’obscurcir. Ainsi on a vu le « politicien », au départ simple équivalent d’« homme politique », assorti par le dictionnaire de la mention « souvent péjoratif » – avec, comme exemple, politicien retors. Et, aujourd’hui des visées « politiciennes » n’ont plus rien d’honorable dans l’esprit de celui qui les prête à autrui. « Politicard » sera destiné au politicien arriviste, sans scrupule, qui pratique la « politicaillerie », d’où certains font dériver le « politicailleur ». Puisqu’il existe maintenant assez de dérivés pour conspuer, ne serait-il pas judicieux de rendre à l’adjectif « politique », sinon son aura, au moins sa neutralité ?

Une autre bonne raison de désapprouver la formule rejoint davantage le fond des choses. Sans doute les tenants de l’expression veulent-ils signifier par là que ces actions sont inspirées, sinon suscitées par l’opposition pour des raisons politiques. Mais, même en la comprenant ainsi, la tournure paraît maladroite, voire un peu niaise : imagine-t-on une grève organisée par les partisans du pouvoir en place, qu’il soit politique ou économique ? Telle serait la vertueuse grève « apolitique » en face de la méchante grève « politique » ? Est-ce sensé ?

Cherchons du sens chez Aristote, qui définit l’homme comme « un animal politique » : dans la nature de l’homme s’inscrit l’appartenance à une communauté qui s’organise en fonction de valeurs partagées. Dès lors, tous les actes de l’homme sont, par nature, politiques. Ils se réalisent dans la cité, dans la société. Ils ont tous un impact, même si, dans la plupart des cas, c’est à petite échelle. Que l’individu le plus individualiste le veuille ou non, son acte n’échappe pas à une dimension collective. Le climax, c’est que même l’être le plus racorni dans ce qu’il croit être son autosuffisance n’échappe pas à une solidarité. Inévitablement, il participe. Il influence. Il est influencé.

Le choix d’une banque, d’un aliment plutôt qu’un autre, d’un fournisseur, d’un homme de métier, d’un style de vie, du travail au noir ou non, de l’ingénierie fiscale ou non, de travailler bénévolement dans une association ou non, etc.,  sont autant de circonstances auxquelles la plupart d’entre nous aujourd’hui reconnaissent une dimension « citoyenne » – synonyme ici de « politique ». Mais le plus déconcertant n’est-il pas de penser que celui qui nie cette dimension ou celui qui ne s’en préoccupe pas le moins du monde participent eux aussi ? Ils choisissent nécessairement. Impossible d’agir sans choisir. Impossible de choisir sans agir dans et sur la cité. Pour cesser d’être politique, il faut n’être qu’animal.

Dans la même logique, « grève politique » ne serait pas une expression impropre, mais vide de sens. Ladite grève est politique au même titre que toutes les activités humaines. Le qualificatif ne la distingue en rien de ses congénères. Il n’existe aucune grève non politique. A fortiori par comparaison avec les actions « politiques » de la vie quotidienne. Toute grève renforce son caractère politique par le fait qu’elle est publique. Sont tout aussi politiques le fait de dénoncer la grève, de la qualifier comme ci ou comme ça, d’opposer droit de grève et droit au travail, de monter en épingle tel cas particulier plutôt que telle question de fond, de s’insurger plutôt que d’approuver… Tout est politique. C’est implacable.

Publié dans la rubrique « Forum » du Soir, le lundi 5 janvier 2015.

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