(version abrégée)
Faut-il placardiser les penseurs anciens et, avec eux, le grec et le latin, accès directs à leur lecture ? Une éducation qui se veut moderne et numérique y gagnerait-elle ? Ou, au contraire, se saignerait-elle ipso facto d’une part notable de son humanisme, sinon de son humanité ?
Ces échos intemporels, chaque époque les entend de sa propre oreille. À condition qu’une écoute attentive évite les simplismes. Un exemple type ? Épicure, associé sans nuances à la notion de plaisir. En langage courant, « épicurien » signifie « qui ne songe qu’au plaisir ». Or l’expert du plaisir en dit bien plus sur la vie heureuse.
S’éduquer soi-même
Par sa propre vie, « philosophe autodidacte, qui s’est formé naturellement », Épicure promeut une éducation émancipée de toute dépendance servile. Il refuse toute allégeance à ses maîtres successifs, qu’ils s’inspirent de Platon, d’Aristote ou de Démocrite. Il conseille à chacun de ne pas troquer sa lucidité critique contre une foi aveugle en des vérités clé-sur-porte. Il nous invite à nous construire notre propre science plutôt que d’ingurgiter des théories toutes faites, qui façonnent des réalités illusoires.
Calibrer le plaisir
Épicure fait appel aussi à notre libre arbitre face au plaisir. Car tout plaisir n’est pas à rechercher. Sans ambiguïté les désirs sont classés : naturels et nécessaires (liés aux besoins vitaux), naturels et non nécessaires (plaisirs sexuels), ni naturels ni nécessaires (nourriture raffinée, richesse, gloire…). Les premiers se satisfont de peu. S’il le faut, on se passe aisément des deuxièmes. Les troisièmes sont à rejeter sans merci.
Pour l’heure, à cause des règles dues à l’épidémie, beaucoup se sentent privés de plaisirs qu’ils estiment légitimes, voire vitaux. Or Épicure nous invite à considérer le plaisir non dans l’instant, mais dans la durée. Pour lui, le sage renonce sans hésiter à un plaisir s’il entraîne à long terme un déplaisir plus grand. Il accepte une souffrance qui prépare un plaisir à venir. Pour qui s’interroge sur le respect des restrictions, voici un premier critère.
Un second s’y ajoute. Le plaisir de l’âme prime sur celui du corps : le corps ne l’éprouve que le temps de la sensation, tandis que l’âme joue sur deux tableaux. De concert avec le corps, elle ressent le plaisir, mais, en dehors de l’instant, elle pressent le plaisir, puis en garde le souvenir. L’esprit sera-t-il à même, pour des raisons convaincantes, de postposer un plaisir en se le promettant pour plus tard ? Sans doute, si joue la (bonne) volonté.
Se libérer de toute crainte
Les crises comme celle que nous traversons relancent la réflexion sur les grands choix de vie. À ce débat aussi, Épicure apporte son écot :: les dieux existent, mais sans intervenir dans l’histoire humaine. Aucune crainte donc. Aucun risque pour l’homme de se laisser dicter par un dieu quelque directive que ce soit. Aucun dieu à défendre. Aucun à agresser. Solution efficace, mais peut-être trop courte. Un dieu-frère des hommes libres, impensable au IVe siècle avant notre ère, n’est-il pas devenu pensable depuis ? Mais, en toute hypothèse, ce dieu n’aurait rien du tyran qui terrorise.
Quant à la mort, en un sens, elle n’est pas non plus de notre monde. « Le plus terrifiant des maux, la mort, dit-il, n’a donc aucun rapport avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort n’est pas là, et une fois que la mort est là, nous ne sommes plus. » Le sage vit heureux, sans accablement, « parce que c’est une seule et même chose que le souci de bien vivre et celui de bien mourir ».
L’être humain est riche d’assez de virtualités pour devenir autosuffisant. Cette satisfaction intérieure lui permet de trouver son plaisir dans un régime de vie simple, plutôt que dans la profusion, « pensant qu’il vaut mieux être infortuné en raisonnant bien qu’être fortuné sans raisonner ».
Bien sûr, la rencontre d’Épicure ne fera d’aucun de nous un disciple inconditionnel. Lui-même déconseille toute obédience de ce genre. Mais il nous posera, d’homme à homme, des questions qui bousculent. Notre monde est hypertechnicisé et souvent fier de l’être. N’aurait-il pas plus de raisons que jamais de recueillir ces atomes d’humanité qui ont traversé les âges ?
Épicure a concocté, avec d’autres, un vaccin contre la déshumanisation. Ce virus-là, puissant et tenace, n’en est pas à sa première ni à sa dernière mutation. Plusieurs doses sont nécessaires. Et des piqûres de rappel.