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Mauvaise fortune appelle bons coeurs

Aux « petits malheurs ordinaires », les deux dernières années en ont ajouté d’autres, plus collectifs, plus spectaculaires et plus traumatisants. Une épidémie, qui, même si sa phase critique est – peut-être – derrière nous, est loin d’avoir cessé ses méfaits. Des inondations catastrophiques pour un grand nombre de nos concitoyens, et dont les effets se propageront à long terme. Si on ne retient que le pire. Et le constat, trop partiel, se limite à notre environnement immédiat. À l’échelle du monde, combien d’autres désastres où les quatre éléments, eau, terre, air et feu, ont déployé leur puissance et revendiqué leur autonomie impitoyable pour l’homme ?

Nous avons été ébranlés par des images cauchemardesques. Des salles d’hôpitaux et des funérariums de fortune saturés de corps gisants. Le déchaînement torrentueux des eaux traversant rues et maisons, emportant tout sur leur passage, même l’espoir. Implacable vision du malheur d’autrui. Avec quel impact sur nos sensibilités personnelles ?

 Rhéteur et satiriste grec du IIe siècle de notre ère, Lucien de Samosate[1] imagine un dialogue entre Achille et le fils de Nestor le sage, Antiloque. Ce dernier répond à la désolation d’Achille : « Ce qui apporte une consolation, c’est à la fois de partager le malheur et de n’être pas soi-même le seul à le subir. »

Une forme de solidarité dans la détresse la rendrait-elle plus supportable ? Les propos de victimes des intempéries le donneraient à croire : ne pas être seul à affronter des situations extrêmes jouerait comme un stimulant. De même que la comparaison entre les préjudices subis : « Comment me plaindre alors qu’un tiers de ma maison reste habitable ? » « Je suis encore en vie. Pas mon voisin. » « J’ai vu bien pire ailleurs. Je peux presque m’estimer chanceux… » Ou, à propos de la pandémie : « Oui, j’ai été gravement atteint. Mais, contrairement à d’autres, j’en suis sorti. »

Celle ou celui qui compatis avec l’infortune d’autrui relativise ipso facto sa propre adversité, y puisant une force supplémentaire pour réagir. Le bon cœur semblerait plus bénéfique pour son détenteur que l’aigreur ou la révolte aveugle.

Mais d’innombrables autres bons cœurs sont entrés en scène. Les images glaçantes de femmes, d’hommes, d’enfants accablés par ce coup du sort ont déclenché, comme en réponse aux flots déchaînés, un torrent de bonnes volontés à peine imaginable. Pendant des jours et des jours, discrets, efficaces, fidèles, des bénévoles ont rendu la vie des victimes un peu moins insupportable et continuent à le faire, sans désemparer.

Le caractère gratuit, spontané, inconditionnel de cette assistance a quelque chose d’extraordinaire dans un contexte où presque tout s’est mercantilisé. En l’occurrence, le proverbe ne trompe pas : à quelque chose malheur est bon. Soudain, voici de l’humanité répandue à profusion aux yeux de tous – les médias répercutent sans parcimonie cet élan d’altruisme désintéressé – dans un monde qui souvent aujourd’hui en est chiche.

Entre des inconnus, une rencontre improbable se produit. Entre des inconnus, des liens imprévus se créent. Quel sentiment a envahi le cœur de celles et ceux qui ont pris la route pour tout autre chose que le tourisme-catastrophe ? La compassion, probablement. Ou plutôt l’empathie, cette capacité de ressentir les émotions des autres au point de se laisser entraîner à y apporter une réponse.

Sans doute chacun des bénévoles s’est-il imaginé dans la peau d’un sinistré. Il a éprouvé quels besoins seraient les siens face à pareille débâcle. Il y a donné la suite que lui-même aurait appelée de ses vœux.

Ce surcroît d’empathie a pris le relais de celui dont la plupart des soignants ont dû faire preuve quand les malades du Covid affluaient et se trouvaient isolés de leurs proches. Les crises ont décidément cette vertu. Elles lancent un appel poignant à retrouver et à privilégier l’essentiel. Le sens de l’humain, s’il s’est un peu assoupi, prend le défi au sérieux : il se ranime et se secoue.


[1]Lucien, Dialogues des morts, XV, 3.

Publié dans La Libre Belgique, le mercredi 25 août 2021, p. 35, sous ce titre, et sur le site de La Libre Belgique, Opinions, sous le titre de la rédaction « Les grandes crises ont de grandes vertus : elles nous rappellent la beauté de l’humanité ».

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