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Déconfiner sans déconfiture ?

Le correcteur orthographique souligne le mot « déconfiner ». Parce que le terme vient de s’inventer en même temps que la chose. Qui d’entre nous aurait pu imaginer il y a même pas trois mois que le « déconfinement » – et le correcteur souligne – serait la préoccupation majeure de ce mois d’avril 2020 dans bon nombre de pays sur tous les continents, jusqu’aux confins du monde habité ?

La voilà, l’étymologie du déconfinement : les confins, nom commun masculin uniquement pluriel, désignent « les parties d’un territoire situées à son extrémité ». L’origine latine confinis signifie « contigu, voisin ». Confiner, c’est d’abord « toucher aux confins, aux limites d’un pays ». Ainsi on peut dire : la Belgique confine à la France, ou avec la France. Phrase qui pourrait être pour le moment interprétée tout autrement, car confiner a aussi prisin fine le sens de « forcer à rester dans un espace limité ».

Surprenants méandres de l’évolution sémantique. Du mot latin « voisin » découle l’action qui consiste à dire : « Surtout, n’ayez plus de voisins. Ou, à tout le moins, rester dans l’espace limité de chez vous, à bonne distance de tout voisin. »

Le confinement imposé à la moitié, estime-t-on, de la population mondiale a été perçu par tous les êtres de bon sens comme une mesure inévitable et indispensable. Ses modalités ont fait l’objet de discussions presque infinies, parfois byzantines, au gré des cultures, des habitudes et des mentalités. Avec le conseil des experts médicaux parmi lesquels l’unanimité n’est pas très fréquente. Mais il a conquis la planète.

Son successeur, le déconfinement, apparaît encore plus difficile à moduler. Il suscitera partout encore plus de débats et d’hésitations. Il aura pour objectif de sortir de la crise par le haut, si c’est possible. Il essayera, en tout cas, d’échapper à la déconfiture. Notion qui colle parfaitement aux risques présents puisqu’elle s’applique à « un échec, une défaite morale », mais aussi à « une ruine financière entière ».

L’échec serait que les efforts consentis par (presque) tous les citoyens ne permettent pas, en définitive, de revenir à une vie (presque) normale dans des délais raisonnables. On n’arrête pas de dire que les efforts ne sont pas finis et que leur poursuite est la condition sine qua non d’une issue favorable. Il faudra pourtant qu’ils se terminent un jour. Quels voisins allons-nous pouvoir revoir? Quand ? Dans quelles conditions ? Quand les restaurants pourront-ils tabler sur une réouverture ? Quand cessera la vacance des vacances ? Quand les amateurs de voyages pourront-ils être de nouveau au septième ciel ? Ces questions – et bien d’autres – restent, dit-on, prématurées, et donc sans réponse. Faute de réponses opportunes et correctes, ce serait l’échec.

Et la ruine financière entière, autre volet de la déconfiture, menace-t-elle ? Un distinguo s’impose entre le macroéconomique et le microéconomique. Le premier a les reins solides : fort de ses capitaux, déclarés vertueusement ou logés aux paradis, il pourra voir venir. Même si les égoïsmes nationaux fleurissent dans les institutions européennes, n’en doutons pas : l’ingéniosité des nantis pour perpétuer un système qui les a faits nantis sera, comme toujours, sans limites. Les loups ne se mangent pas entre eux.

Le microéconomique se trouve, lui, en péril extrême, si le macro n’est pas envahi par une générosité de circonstance, fût-elle calculée et intéressée. Sans une aide venant d’en haut, combien d’entrepreneurs et d’indépendants seront contraints de mettre la clef sous le paillasson, après avoir eux-mêmes servi de paillassons à des spéculateurs assoiffés ? Avec combien de pertes d’emplois et de régressions sociales en perspective ? Faute de mesures opportunes et appropriées, ce serait la débâcle.

L’inédit d’aujourd’hui n’est pas vraiment inédit. D’autres épidémies furent aussi dévastatrices. Mais les avancées technologiques en tous genres n’ont-elles pas fait naître dans nos sociétés un sentiment collectif d’invincibilité ? À tort, puisque, parmi les pays touchés, les meilleurs des vaincus comptent leurs morts par milliers. C’est peut-être maintenant qu’on peut attendre de l’inédit.

Une autre étymologie est éclairante : le mot crise vient du grec krisis, qui désigne « la faculté de discerner, action de choisir, de décider, de juger ». Au lendemain de cette catastrophe, qu’allons-nous discerner, choisir, décider ? À l’essentiel – l’humain – la crise a rendu ses droits en reléguant les autres enjeux au rang d’accessoires. L’humain gardera-t-il son statut d’essentiel dans la réorganisation de la société et de la vie ? Voilà qui serait inédit.

Publié sur le site du Vif/L’Express, le dimanche 12 avril 2020 à 15h43.

Published inCovid-19Philosophie pratiqueSociété