Oui, osons le dire : il y a aujourd’hui des paroles qui polluent. Le sujet est risqué. Car le propos pourrait bien se retourner contre celui qui s’exprime. Tant pis, je m’y hasarde, en espérant me maintenir dans le camp des « antipollueurs ».
L’idée première m’en est venue à la lecture d’une interview de l’acteur Alain Chabat. La question portait sur son usage des réseaux sociaux et son sentiment à leur égard. Il répond : « Je pourrais m’amuser avec Instagram. Je vois qu’il y a un espace qui permet d’être assez créatif. Mais je pense que ce qui me gênerait c’est d’avoir des compliments ou des insultes qui ne me servent à rien dans mon travail. Qu’on me dise que je suis le meilleur ou le plus nul, dans les deux cas ça me pollue. Je préfère ne pas avoir ces retours-là. »
« Ça me pollue. » Formule percutante en des temps où le like s’impose comme l’acolyte de tous les instants. Alain Chabat serait-il le seul à être « pollué » par « ces retours-là » ? Supposons que non. Car, chez la plupart, l’obsession du like ne porte-t-elle pas une atteinte sévère à la liberté ? Quelle autonomie personnelle conserve celui qui est suspendu à l’approbation des autres et qui s’ingénie à la conquérir ? Comment voir large et plus loin que le bout de son nez quand on quête à chaque instant l’avis d’autrui ? Et l’auteur du like n’est pas moins influencé, incité à se prononcer dans l’instant, plutôt qu’à prendre le recul qui conditionne l’esprit critique.
À cette première forme de pollution s’en ajoutent – au moins – deux autres.
La plus évidente est celle produite par tous les parleurs dont le langage même est pollué : leurs mots et leurs propos constituent un catalogue de grossièretés, d’insultes, de termes haineux, méprisants, discriminatoires, abjects, bref, indignes de l’humanité. Nous sommes sidérés de voir ici et là les rivières, la mer, l’océan disparaître sous un véritable tapis de déchets en tous genres. Le cas dont nous parlons n’est pas différent : l’espace ouvert à la communication entre les humains est englouti sous des marées de paroles ordurières, déchets d’une humanité dévoyée et déboussolée.
Il a fallu des amendes, dites administratives, pour que les trottoirs soient moins jonchés de mégots de cigarettes. L’urgence n’est-elle pas aussi criante de nettoyer les sites jonchés de propos destructeurs qui peuvent pousser au suicide certaines victimes du harcèlement ? Dans tous les domaines, on se demande pourquoi la retenue et le respect sont ressentis par les uns comme des évidences, tandis que d’autres ne s’y rangent – et sans doute à contrecœur – que sous la menace de peines sévères. Décidément, il n’est pas simple de s’adapter à la disparité des spécimens humains. Ni pour les anthropologues, ni pour les gouvernants.
Plus subtile peut-être à détecter, une autre pollution verbale prend, depuis quelques dizaines d’années, une expansion proportionnelle à celle des moyens de communication.
Sa dénonciation a eu, au siècle dernier, un précurseur célèbre en la personne d’Eugène Ionesco. Depuis 1950, La Cantatrice chauve a réuni à Paris plus de deux millions de spectateurs en bientôt vingt mille représentations. Il faut croire que le sujet intéresse et que l’absurde n’est pas insensé. Dans cette pièce, les mots et les phrases, souvent déconnectés du réel, prolifèrent comme pour tenter désespérément de combler un vide abyssal. Beaucoup de mots échangés ne font pas un dialogue lorsque les fils du contact et du sens sont rompus. Jusqu’à la scène finale où les personnages éructent proverbes, clichés et illogismes dans un paroxysme délirant.
Ionesco nous a quittés en 1994. Serait-ce une extrapolation indue de considérer que ce déluge verbal préfigure celui qui est devenu notre lot quotidien ? Quand, par exemple, un Président de plein exercice trouve le temps de publier onze mille tweets en trente-trois mois. Quand les faits d’actualité sont dits, redits et ressassés presque à l’infini. Quand le moindre avis exprimé entraîne une kyrielle de réactions, elles-mêmes commentées à perte de vue…
Cette surabondance saoule. L’essentiel, s’il existe encore, est noyé dans un magma trop dense. Cette pollution-là peut paraître assez anodine à première vue : il y a simplement des mots à gogo. Mais elle risque de créer un contexte dans lequel plus aucun message vraiment significatif ne pourrait s’énoncer. Restons-en là. Je craindrais de dire le mot de trop.
Publié sur le site du Vif/l’Express, le jeudi 5 mars 2020 à 15 h 52.