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Discriminatoire, le langage ?

Êtes-vous devenu, comme beaucoup de nos contemporains, hypersensible à la discrimination, dont les avatars prolifèrent à l’envi ? On ne compte plus ceux qui s’insurgent à juste titre contre tout « traitement inégal et défavorable appliqué à certaines personnes », mais d’aucuns veulent que la règle s’étende aux animaux, voire à tout vivant. Les chevaliers de l’égalité et du respect intégral ont milité pour que les manquements au principe sacro-saint soient considérés comme des délits et poursuivis comme tels par la justice.

Surveillons-nous dès lors. Pesons nos mots, de peur qu’ils ne soient tenus pour délictueux, dénoncés, jugés et peut-être condamnés.

Mais avons-nous conscience que le langage lui-même ne s’est pas toujours surveillé ? Ne risque-t-il pas d’être cloué au pilori pour de multiples infractions ?

Le langage n’est-il pas raciste quand il parle de travailler comme un nègre, quand il qualifie de nègre celui qui rédige un ouvrage par procuration, reproche de parler petit-nègre ? Les plaintes seront sans doute un peu moins virulentes pour des expressions assez neutres comme le téléphone arabe ou les chiffres arabes.

Quant aux discriminations ethniques, elles foisonnent. Par exemple, parle-t-on le français comme une vache espagnole  dans une auberge espagnole ? Mieux vaut faire une réponse de Normand, si on. n’a pas les portugaises ensablées. L’indéchiffrable, c’est du chinois ou de l’hébreu. On y perdrait son latin. La plupart préféreront être forts comme un Turc, plutôt que de se retrouver têtes de Turc, ou d’être saouls comme un Polonais.

Le Brexit aura d’abord été longtemps renvoyé aux calendes grecques. Personne ne pourra accuser les Britanniques d’avoir filé à l’anglaise. Ce ne fut pas pour autant une querelle d’Allemands : l’Union européenne ne leur a pas dit d’aller se faire voir chez les Grecs. L’Europe ressent la rupture comme une douche écossaise. Et l’après-Brexit, ce ne sera pas le Pérou.

Venons-en aux animaux, qui ne sont pas toujours traités avec le ménagement qu’il faudrait. Prenons le cas de l’âne. Son niveau intellectuel est mis en cause : à l’âne bâté, on met un bonnet d’âne. Est-ce lié à ses excès, car on dira saoul comme un âne ou comme une bourrique ? Mais un peu d’indulgence survient : un âne ne trébuche pas deux fois sur la même pierre.

Le chien n’est pas des mieux lotis, puisque traiter comme un chien équivaut à maltraiter. Qui trouve agréable un temps de chien ? De nos jours, s’il faut des mois – ou des années – pour constituer un gouvernement ; c’est que les politiciens ont tendance à se regarder en chiens de faïence ou à s’entendre comme chien et chat. Le chat, lui, les expressions le brutalisent : il n’y a pas de quoi fouetter un chat ou avoir d’autres chats à fouetter. À moins qu’échaudé, il ne craigne l’eau froide. Il est malvenu d’être vache, de manger comme un porc, ou d’être un cheval de retour. Bref, les vacheries ne manquent pas, dans la langue, envers ces pauvres amis animaux.

Le chapitre des tracas sexistes est, lui aussi, étoffé. Le langage courant devrait-il assurer l’égalité des sexes ? Ce n’est pas le cas bien souvent. On peut traiter un homme de  femmelette ; impensable de traiter une femme d’« hommelette ». En face d’un grand homme, pas de « grande femme ». Si l’on agit en bon père de famille, on n’agit pas « en bonne mère de famille ». À l’hôpital, vous trouverez une Maternité, jamais une Paternité. Inaccessible égalité ! Et que de relents discriminatoires dans certaines tournures : une femme qui parle comme un mec, des remèdes de bonne femme, «  Ne pleure pas ! Sois un homme. »

Décidément, au premier degré, le langage semble contrevenir à bien des règles intouchables aujourd’hui. Mais ne nous laissons pas distraire ni démoraliser : ce ne sont que des mots. En quelque sorte inertes. À notre disposition, à côté de combien d’autres. C’est l’utilisateur qui détient tous les pouvoirs. Pour tendre à l’égalité et au respect de tous, seul l’humain qui s’exprime a le dernier mot.

Publié dans La Libre Belgique, p. 53 les samedi 8 et dimanche 9 février 2020.

Publié dansHumourLangue françaiseSociété