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L’humain à la merci de nos mercis

Où sont passés les humains ? On peut parfois se le demander. Où se terrent-ils pendant que les inhumains encombrent le devant de la scène ? La scène, ce sont évidemment les chantiers du terrorisme, les réseaux sociaux et les forums de « discussion », où pullulent les agressions verbales indignes et les harcèlements. Mais n’oublions pas la sphère du quotidien, où se multiplient irrespects, insultes, grossièretés, invectives, menaces, coups et autres symptômes variés d’une régression humaine même pas latente. Ce nuage polluant envahit l’espace démocratique, y rend l’air de plus en plus irrespirable et provoque bien des allergies.

Il ne s’agit pourtant que d’un aspect des choses. Le monde est beaucoup plus complexe, heureusement. Ces infractions à l’humanité trouvent largement leur contrepoids dans les gestes humains posés chaque jour par un nombre de personnes impossible à chiffrer. Dommage que les premières se donnent plus en spectacle que les seconds et influencent davantage, par médias interposés, l’ambiance générale.

Nous pourrions, vous et moi, simples citoyens, être tentés de baisser les bras, de tenir le délabrement pour irréversible et de nous arrêter à la consternation. Or le quotidien nous propose en permanence d’inverser la tendance  et de dire oui – ou non – à l’humain. Chaque oui fait naître une petite bulle d’air sain et pur en plein nuage polluant.

Ces détails de la vie courante, forcément d’une extrême banalité, ne sont nullement insignifiants. À commencer par le simple bonjour adressé à la caissière du supermarché, au chauffeur du bus ou au promeneur solitaire du petit matin. Celle ou celui à qui je m’adresse existe soudain. Il cesse d’être seulement un élément du décor, rencontré par hasard. Même inconnu, il est reconnu en tant que personne. Bagatelle ? Mais significative à peu de frais.

Parce qu’il ne se limite pas à reconnaître l’existence d’une personne, le merci est plus parlant encore. Même s’il n’est pas parlé, même s’il consiste en un modeste signe de la main. Celui du piéton que vous laissez traverser en respectant le code de la route, mais qui trouve bon de signifier qu’il vous en sait gré. Celui-là vous humanise plus que cet autre, qui passe en traînaillant, raide comme un piquet, fier et sûr de son bon droit. Et plus que ce troisième, qui se prend pour le porte-parole de la loi et vous gratifie d’une gesticulation comminatoire pour vous imposer un arrêt que vous alliez faire spontanément. Bagatelle, ce petit signe ? Expressif à peu de frais.

Quasi tous les matins, je suis amené à recouper – prudemment – une nationale et à me réinsérer dans une file. J’attends une ouverture, avec patience et sans forcer. En général, ce n’est pas long. Un véhicule cède le passage, parfois avec un bref appel de phares pour confirmer. Je remercie d’un geste de la main, pas exagérément discret. Dans mon rétroviseur, souvent, je vois l’automobiliste complaisant(e) sourire. Je me sens porté à rendre la pareille et à en laisser passer un autre, dès la prochaine occasion. Et je suis un peu déçu si cela le laisse de marbre…

Les heures, inévitables, que nous passons presque tous au volant sont une mine de ces petits riens qui nous situent sans équivoque sur l’échelle du respect des autres. Mais le piéton, nous l’avons vu, a ses propres cartes en main. Comme l’usager des transports publics qui, au moment de descendre du bus, lance un merci gratuit au conducteur.

Souriez-vous du côté quelque peu naïf et fleur bleue de ce propos ? Est-il incongru dans un contexte dur où la violence a de plus en plus les nerfs à fleur de peau ? Pourquoi ne pas s’autoriser un optimisme raisonné ? Si les moyens d’action du simple citoyen que nous sommes sont limités, ils n’en existent pas moins, surtout quand ils s’appliquent à notre environnement immédiat. Ce n’est spectaculaire comme « antiterrorisme ». Mais la tranquille humanité ordinaire a un poids assez respectable pour contrebalancer les violences sans merci.

Publié dans La Libre Belgique, p. 41, le mercredi 11 octobre 2017.

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