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Tais-toi quand tu parles

C’est le titre d’un film réalisé par Philippe Clair en 1981 – titre original Zitto quando parli. Il n’entrait sûrement pas dans les intentions de l’auteur de lancer un message de grande envergure. Or, ce « conseil » trouve, aujourd’hui, quand la surabondance verbale devient quasi la norme, une pertinence toute particulière.

La diversification des moyens de communication et leur développement fulgurant ont fait apparaître une addiction d’un genre nouveau : le mot est la nouvelle drogue. Le mal pourrait être qualifié de « verbosité ». Est « verbeux » ce(lui) qui dit ou se dit en trop de paroles, trop de mots. Au lieu d’étoffer le contenu, la verbosité le rend inaccessible dans une sorte d’engorgement étouffant ou anesthésiant. A fortiori quand un débit effréné vient en accentuer l’effet.

L’inflation la plus immédiatement spectaculaire porte d’abord sur la quantité ; elle joue en tous lieux à tous niveaux. Du moindre fait divers à l’événement majeur, tout déclenche un torrent de propos, de réactions, de commentaires, de critiques.

Les médias ont quelquefois – souvent ? – montré la voie en ressassant presque à l’infini certains reportages. On comprend qu’il faille accorder place dans l’information à des faits significatifs, dramatiques ou non. Mais la surexposition a ses effets pervers : ce qu’elle amplifie minimise, par contrecoup, ce qu’elle ne gonfle pas ou ce qu’elle s’empêche de répercuter. Et le flux provoque, in fine, une saturation : le défilé des mots devient une sorte de toile de fond sur laquelle plus rien de marquant ne parvient à ressortir.

Chez celui qui reçoit l’information, qu’elle soit officialisée par des médias ou véhiculée par d’autres canaux, le déluge de mots n’est pas moins torrentiel. Sur les forums et les réseaux sociaux, le commun des mortels semble vouloir rivaliser avec la verbosité des médias. Car il ne s’agit plus seulement de commenter un fait, mais de commenter les commentaires, puis les commentaires de commentaires, parfois jusqu’à une foire d’empoigne assez peu digne. Du point de vue de chaque rédacteur, sans doute était-il indispensable de dire et de dire autant. Mais combien de propos de nécessité vitale un lecteur « neutre »  repérera-t-il dans ces échanges inépuisables et épuisants ?

Bavards et prolixes sans notoriété se sentent justifiés et même stimulés : un président, que sa fonction invite à la réserve et à la discrétion, se révèle tweeter compulsif et se paye de mots en toute impertinence. C’est mal parti pour un retour à l’économie de mots, qui pourtant ressusciterait la chance d’une distance critique.

La seconde forme d’inflation, conséquence de la première, touche l’expression orale et son rythme. Puisqu’il faut placer le maximum de mots dans un minimum de temps, forcément, le débit accéléré, pour ne pas dire débridé, s’impose comme ligne de conduite. Journalistes, politiciens et interviewés en tous genres semblent croire qu’il y va de leur honneur et peut-être de leur efficacité de mitrailler l’auditeur pour arriver à tout dire dans un créneau défini.

Ce déferlement handicape la communication. Les théoriciens de l’art oratoire s’accordent pour l’affirmer : le découpage des phrases, le subtil dosage entre parole et silence constituent des clefs pour celui qui veut nouer le contact avec un auditoire. L’absence de mots, le silence transforment l’auditeur en interlocuteur : il met à profit ces minuscules mais multiples moments de liberté pour comprendre, compléter, imaginer, réagir, bref exercer mille et une fois son activité critique. Alors que se multiplient les émissions et rencontres dites « interactives », il est vraiment incongru d’ignorer ce levier puissant d’interaction inhérent au langage oral lui-même.

À quand un discours qui calibre bien le nombre de ses mots et qui se tait autant qu’il faut ? Au lieu de mettre l’auditoire hors jeu, il lui tendrait la perche pour qu’il puisse déployer sereinement tout ce qu’il possède d’esprit critique.

Publié dans La Libre Belgique, p. 41, le mercredi 15 novembre 2017.

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