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Comment enseigner et ne pas en saigner ?

Avec la rentrée de septembre, les enseignants vont pouvoir se compter. Denrée rare en Communauté française, comme dans plusieurs autres pays, le prof est le seul paramètre du système scolaire qui échappe à l’opprobre des citoyens, s’il faut en croire un tout récent baromètre d’opinion. Il est même plébiscité à plus de 90%. Comment dès lors si peu de jeunes entrevoient-ils un avenir possible dans l’école et optent-ils pour les filières qui y mènent ? Comment, à peine embarqués dans la carrière, nombre de jeunes profs quittent-ils le navire en toute hâte, trop vite ? Par quoi leur feu sacré a-t-il été douché ?

Pour essayer de comprendre, je tente de revivre le moment où j’ai choisi d’enseigner. Souvent le choix d’une orientation prolonge des trajectoires déjà tracées : là où on s’est bien trouvé et trouvé bien. J’appréciais, dans les mouvements de jeunesse, de côtoyer les plus jeunes pour les encourager à s’éduquer. En classe, certains professeurs – pas tous – suscitaient chez moi l’envie de faire comme eux : ouvrir l’esprit des autres à des connaissances, mais aussi à la vie sous tous ses angles. J’étais spécialement attiré par la fonction du titulaire de classe, celui qui donne plusieurs cours aux mêmes élèves et prend en mains la gestion du groupe. J’ai opté pour la philologie classique, filière qui permettait alors d’enseigner tous les cours littéraires.

Au-delà de la particularité des matières enseignées, le prof, me semble-t-il, est mû par le goût – pour ne pas dire la passion – de la transmission. La conviction, plus intuitive que rationnelle, que l’humanité en construction a besoin de courroies de transmission, pour que rien ne se perde et que du nouveau émerge des traditions bien assimilées. Ce partage du sens des choses et de la vie, j’ai pu le vivre avec plus de quarante classes, parmi lesquelles trente-cinq rhétoriques, dont j’ai été titulaire. Ce parcours a été pour moi une chance exceptionnelle d’apprendre des jeunes autant, sinon plus, que ce que j’étais censé leur enseigner.

Au cœur de ce métier, pour moi, il y a la relation de personne à personne qui se noue et fluctue et interagit. Même face à un groupe de trente élèves, quelle que soit la matière, celui qui l’enseigne avec passion crée trente relations individuelles, quand « le courant passe ». Sans doute avons-nous chacun l’expérience et le souvenir de ces moments qui nous ont marqués et qui ont contribué à nous faire tels que nous sommes aujourd’hui.

Les vicissitudes et les tribulations du quotidien ne manquent pas dans une vie de prof. Mais ces péripéties sont déclassées bien loin par rapport à la relation réussie avec la classe. Celle-ci suffit. Elle motive. Elle fait sans cesse rebondir. Si elle trouve espace et liberté.

Or le management de l’enseignement, que sa discrète efficacité rendait quasi imperceptible au début de ma carrière, est devenu comme un Panicum Effusum. Ce végétal australien a la particularité d’avoir une croissante fulgurante, surtout en période de sécheresse ; il submerge tout. Le « pilotage » de plus en plus tatillon du secteur a fait naître, à côté de la pédagogie, le « pédagogisme » : prurit de techniciser à l’extrême le décorticage systématique de l’acte d’enseigner, lui qui s’est passé de cet acharnement thérapeutique pendant des siècles, lorsque le bon sens traçait une voie naturelle vers l’excellence.

La révolution technocratique a transformé le quotidien du prof. Voulez-vous préparer un cours ? Cherchez comment intégrer les données dans une grille préfabriquée pour démontrer votre conformité. Vous documenter pour enrichir les sujets traités et pour personnaliser leur approche ? S’il reste du temps… Et cette litanie pédagogique des compétences doit être connue des élèves. Avec l’espoir qu’à chaque instant de chaque cours, ils parviendraient ainsi à se situer lucidement dans le progrès vers la Compétence ? Difficile de savoir quel rêve se trouve dans la tête des « pédagogistes ».

Quand les tracasseries administratives encombrent à ce point le quotidien, le champ relationnel se rétrécit comme peau de chagrin. Mon intérêt et ma passion pour l’enseignement ont été rendus de plus en plus difficiles à exercer. Le paysage offrait de moins en moins d’espaces pour l’informel et l’improvisation, qui pourtant dessinent le flux de la vie réelle.

Je m’imagine, jeune enseignant, découvrant l’actuel carcan pédagogico-administratif, en même temps que les comportements d’aujourd’hui où le respect et la tolérance ne sont plus les vertus premières. Combien de temps tiendrais-je le coup ? Que ferais-je pour tenir bon ? J’essaierais de me dire :

« Pense que l’éducation, même quand tout se technicise, reste une marche à deux pour apprendre à mieux marcher. Que les parents sont les premiers marcheurs, mais qu’ils sont besoin de relais. Nous.

Pense que la qualité première d’un esprit est sa capacité critique, son discernement. Que l’esprit critique ne peut se former que par contagion. Que jamais un prof « fonctionnarisé » n’éveillera personne à l’autonomie intellectuelle.

Pense que les modes et les réformes vont et viennent, en pédagogie aussi, mais ne sont pas autre chose que des vaguelettes de surface. Elles ne secouent pas les profondeurs. La réalité ne se laisse pas conformer.

Pense que l’humanité aussi est en marche et appelle des adhérents, surtout maintenant que des jeunes et d’autres se veulent inhumains en bafouant les valeurs essentielles. « Faire ses humanités » – même si l’expression paraît un peu vieillotte – laisse entrevoir d’autres horizons que les discours de haine.

Pense que la relation en face-à-face entre deux humains construit davantage les personnes que toutes les relations virtuelles, présentes et à venir, concoctées par des technologies sans âme. »

Si j’arrive, au fil des jours, à me focaliser sur ces idées plutôt que sur les quelques blessures qui peut-être parfois saigneront, alors oui, je pense que je tiendrai le choc.

Publié dans La Libre Belgique, pp. 40 et 41, le lundi 4 septembre 2017.

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