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Comble de droit, comble d’injustice

Le théâtre de la rue nous offre souvent des spectacles qui donnent à penser. Ainsi le dernier sketch auquel le hasard du quotidien m’a donné d’assister. Une voiture garée à un emplacement d’habitude prévu à cet effet, mais où des plaques de signalisation amovibles interdisent de le faire entre telle et telle heure. À côté d’elle, le véhicule-grue prévu pour l’enlèvement des récalcitrants. Devant lui, une policière et un policier incarnent, pour la cause, l’autorité de l’État. Dernier acteur imprévu à ce moment climax : le conducteur lui-même, jeune noir d’une trentaine d’années, prêt à dégager le terrain illico. Que nenni ! Pas question pour lui d’interrompre la procédure réglementaire enclenchée par son indélicatesse. Il faut que la loi se déploie dans toute son envergure. C’est tout juste si l’autorité publique exauce le contrevenant dans son désir de récupérer sa veste, restée à l’intérieur, avant que l’auto coupable soit exhaussée.

Si vous aviez été témoin de ce corps à corps entre le respect à la lettre d’une règle et le bon sens commun, peut-être, comme à moi, vous serait revenue à l’esprit la phrase de Cicéron reprise dans les pages roses du dictionnaire : Summum ius, summa iniuria, « Comble de droit, comble d’injustice ».  Dans son traité sur les Devoirs, l’auteur explique que des injustices peuvent surgir quand on interprète trop « subtilement » le droit. Il cite l’exemple d’un chef de guerre qui a conclu avec l’ennemi une trêve de trente jours. Or, il ravage de nuit ce territoire. C’est que, dit-il, l’accord parle de trente jours et non des nuits.

Et que penser d’une petite cheffe d’une autre guerre qui tiraille textes légaux, circulaires et arrêts d’une cour de recours pour attribuer, d’une manière juridiquement fondée, le mayorat d’une commune à un élu gratifié de moins de deux cents voix de préférence ? Seront-ils même deux cents pour affirmer qu’elle met ainsi le droit au service de la démocratie et honore son rôle de mandataire publique ?

Plus d’un parmi nous sont parfois tétanisés par la crispation du « C’est trop injuste ! », lorsque le droit remet des coupables dans la rue. Une erreur de procédure, dans l’obtention des preuves, dans la délivrance des documents, dans les conditions d’un interrogatoire, dans l’établissement d’un procès-verbal, etc., « suffit » pour entraîner une levée d’écrou. Ici se perçoit bien le dilemme : oui, le respect de l’État de droit s’impose concernant le coupable autant que la victime. Mais l’argument n’anesthésie pas, comme par magie, les réactions viscérales de ceux qui ressentent une disproportion entre l’effet et la cause et qui crient à l’injustice.

L’État et ses représentants n’ont pas l’apanage de ces interprétations étriquées du droit. L’ingénierie financière et fiscale se pose en exemple d’un autre style. Que penser de ces dirigeants d’entreprises et P.D.G. divers assistés par des experts fiscalistes ? Ils décortiquent les lois belges et étrangères pour élaborer de savants montages dont le seul but est d’éluder l’impôt. Qui prétendra sans rire – jaune – qu’ils contribuent, eux aussi, à défendre la démocratie et sa justice en « respectant » ainsi des lois conçues à d’autres fins ?

Les cas évoqués – parmi bien d’autres – révèlent la difficulté de continuer à faire vivre l’esprit qui a présidé à la confection d’une loi ou d’un règlement. La règle de droit généralise forcément. Elle vise un ensemble de situations particulières. Or la particularité de celles-ci a quelque chose d’irréductible. D’où la nécessité absolue d’une conscience humaine qui contrôle et négocie le rapport entre la loi et tel ou tel cas précis. Même si les juges sont en première ligne pour interpréter le droit, une « conscience éclairée », imprégnée de bon sens, aiguillée par le bien commun, est primordiale pour tout citoyen. Là où cette conscience entretient la connivence entre droit et justice, là aussi s’élève le degré d’humanité.

Publié dans La Libre Belgique, p. 43, le mardi 27 octobre 2015.

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