Aller directement au contenu

Notre régime politique est-il bananier ?

Souvent, ces dernières années, vous avez, comme moi, entendu parler de « républiques bananières » à propos de divers États de tous continents, y compris plusieurs démocraties occidentales, y compris la nôtre. À ma connaissance, personne ne s’insurge contre le caractère peut-être discriminatoire de la formule : la corruption politique serait la spécialité locale d’États producteurs de bananes. À moins qu’on ne considère, à juste titre, qu’il y a prescription. La création de l’expression est attribuée à O. Henry en 1904. Liée à une situation historique du début du siècle dernier, elle pourrait s’utiliser décemment aujourd’hui. Les États alors visés ont changé. Et les États maintenant visés par l’étiquette ont changé : les disciples paraissent avoir dépassé les maîtres de cet âge révolu.

Le citoyen est stupéfait de constater que chaque semaine apporte son lot d’« affaires », dans le monde entier, mais aussi presque devant sa porte ; les médias s’en font l’écho à qui mieux mieux.  De la corruption passive à la concussion, de la prise d’intérêt à l’abus de biens sociaux – grief importé de France en 1997 –, du détournement par fonctionnaire à la fraude aux subsides publics, du conflit d’intérêts à la prévarication, des emplois fictifs aux abus de faiblesse, des pots-de-vin aux dessous de table, etc. Celui qui souhaite y comprendre quelque chose a intérêt à se constituer un lexique personnel de toutes les malversations en stock dans les « républiques bananières » de l’âge nouveau. Elles fleurissent en toutes saisons.

Nos démocraties méritent-elles ce label ? Il faut croire que la corruption existe puisque la Belgique s’est dotée d’un Office Central pour la Répression de la Corruption (OCRC), dont le site internet peut vous fournir toutes les définitions juridiques des termes cités ci-dessus. Ses enquêtes portent sur « qui recherche un profit personnel au préjudice de l’intérêt public ».

Cet Office ne suffit pas au bonheur des Belges : le Sénat a proposé en juillet 2013 la création d’une Commission fédérale de déontologie chargée de « dispenser des avis confidentiels sur toute question de déontologie, d’éthique et de conflits d’intérêt posée par un mandataire public et de formuler des recommandations » sur les mêmes sujets. La mise en place de ladite commission tarde : cinq appels à candidature d’« anciens mandataires publics » sont restés sans réponse. La Chambre se montre très patiente. Des députés déclarent que le peuple suffit comme « Conseil de l’Ordre » ou qu’il faudrait, comme pendant, une déontologie des groupes de pression. À l’évidence, certains politiques ne débordent pas d’enthousiasme devant la perspective d’être ainsi bridés, sinon parfois brisés.

Le plus navrant n’est-il pas de reconnaître la nécessité de ce contrôle ? Chez les politiques, l’éthique serait-elle plus étique qu’ailleurs ? Postule-t-on qu’ils n’ont pas reçu le même bagage que les autres citoyens ? Qu’ils n’ont pas été éduqués et formés de façon à se construire un libre arbitre acceptable, capable de choix moraux éclairés ? Le doute à cet égard est une peau de banane pour la démocratie, que seule la confiance stabilise. Voter pour quelqu’un, c’est lui faire confiance, penser le connaître assez pour savoir qu’il dispose d’un jugement moral crédible. Agir politiquement – c’est-à-dire organiser la « cité » pour le mieux-être de tous –, en principe, c’est justifier cette confiance par des actes moralement irréprochables.

Bien trop souvent, des agissements politiciens – qui sont probablement le fait de quelques-uns – sont à mille lieues de ce modèle et rejaillissent sur tous, parce que les uns et les autres affichent un esprit de corps quelquefois abusif. C’est une façon de se saborder : au lieu d’avoir la banane, les mandataires et responsables s’en prennent une. Il devient malaisé de parler d’idéal et d’idéalisme politiques, alors qu’ils sont indispensables à la vie démocratique. Le citoyen qui s’est fait bananer par son « homme de confiance » votera-t-il blanc ou s’abstiendra-t-il à la prochaine élection ? Ou cherchera-t-il par tous les moyens à n’accorder sa confiance, en pleine connaissance de cause, qu’à des gens honorables ? À ce prix seulement, le moteur démocratique peut espérer tourner à plein régime.

Publié dans la rubrique « Forum » du Soir, le jeudi 26 mars 2015.

Publié dansDémocratieEthiqueHistoirePolitiqueSociété