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Humour versus fanatisme

Qui donc pourrait s’aviser de dégommer l’humour à la kalachnikov ? De le museler en assassinant des humoristes ? Le fanatique croit l’opération possible. L’être humain lambda est sûr du contraire.  C’est qu’il existe un antagonisme radical entre l’humour et le fanatisme, dû à la nature même de l’un et l’autre.

Du premier, le dictionnaire doit bien fournir une définition : « forme d’esprit qui présente la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites ». Mais in fine, l’humour se joue de toute analyse catégorique parce qu’il flirte avec le comique, le rire, l’ironie sans jamais épouser aucun d’eux. On dit de son adepte qu’il « fait de l’esprit », ce qui suppose qu’il en possède. Le facétieux Stephen Potter y voit « quelque chose qui provoque un amusement paisiblement analytique », mais aussi « la capacité immédiate de ressentir cet amusement ». Pour Max Jacob, c’est « une étincelle qui voile les émotions, répond sans répondre, ne blesse pas et amuse ». Bref, renonçons à une formule définitive. À chacun d’en dessiner le profil avec son crayon préféré.

Quand la vie quotidienne fait grise mine, quand on la croit absurde, douloureuse ou perfide, l’humour peut être le seul à provoquer un basculement. En taquinant les mots, les gestes, les choses, il nous oblige à un pas en arrière qui émousse un peu la pointe de l’émotion. Il ouvre une porte de sortie. Parfois ce n’est qu’une chatière ou une meurtrière, mais elle suffit pour entrevoir la lumière. La vision n’est pas un leurre. Soudain s’éclaire une facette jusque-là obscure. Un regard se décale pour décaler le nôtre.

Par essence même, l’humour est un hymne à la liberté individuelle et personnelle. Car il invite l’homme à se montrer –  relisons Vercors –  « animal dénaturé », c’est-à-dire capable de se distinguer et de se distancier de la nature. Chacun est exhorté à revendiquer paisiblement son autonomie face à toute prétention autoritaire. Idéologies, doctrines, tyrans, religions, maîtres, censeurs, gourous, prophètes et patrons en tous genres existent bel et bien. L’humour suggère d’en sourire et de garder un regard que le recul critique rend libre.

Et l’humoriste libère ipso facto le destinataire de son art. En osant l’humour, il fait confiance au récepteur. C’est une condition sine qua non. Il le tient pour humain, apte à faire ce pas en arrière qui permet de saisir la relativité de toute v(V)érité. Il lui propose donc d’accéder à ce « second degré » qui reste hors de portée de l’animal.

Voilà la charnière. Car les fanatiques se caractérisent par le refus et la négation de tout second degré. À quelque cause qu’ils se vouent, ils l’érigent en Vérité absolue, par rapport à laquelle la moindre réserve est sacrilège. Ils renoncent délibérément à toute liberté critique. En toute logique, face à l’humour, ils s’enferment dans le piège de leur « degré unique ». Leur humanité, dès lors atrophiée, ne connaît que le pied de la lettre, même s’il s’agit d’un dessin. Le fanatique pur jus a gommé de son univers cette spécificité humaine qui autorise à pratiquer la critique et appelle à l’accepter de la part d’autres.

Entre humour et fanatisme, il n’y a pas qu’une incompatibilité d’humeur. Il existe une opposition farouche, que confirme la tactique de tous les totalitarismes : prison ou exécution pour les humoristes, comme pour tous ceux qui réclament à la dictature le droit de rester des humains.

C’est ainsi que l’inconcevable arrive pourtant : le crayon d’un caricaturiste a l’effet d’une mine et un dessin se mue en casus belli.  L’impensable devient réel et cruel. On est perplexe : comment prévenir ces affrontements extrêmes ? Impossible de tabler sur un monde sans humour ni – dommage ! – sans fanatisme. En toute cohabitation difficile, les accommodements sont possibles grâce à un surcroît d’intelligence, au sens large du terme. Il est plus réaliste d’espérer le trouver du côté de l’humain que de l’inhumain.

Inédit.

Cet article, proposé à La Libre Belgique, n’a pas été retenu par la Rédaction. Voici la raison invoquée :

Nous n’avons malheureusement pas pu publier votre texte parce qu’il s’inscrivait dans la foulée de l’affaire Charlie-Hebdo qui a donné lieu, à juste titre du reste, à une avalanche de textes et de réactions. Aussi avons-nous après concertation du comité de lecture décidé de ne pas le retenir. En principe nous devions vous en informer mais cela n’a visiblement pas été fait. Nous vous présentons dès lors par ce mail nos excuses et sommes évidemment toujours prêts à accueillir d’autres contributions toujours « to the point » de votre part. Merci pour votre compréhension !

Publié dansHumourPhilosophie pratiqueSociété