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Form(at)er les enseignants ?

L’actuel gouvernement de la Communauté française a annoncé un projet de porter à cinq ans la durée de formation de tous les enseignants. La formation continuée a été rendue obligatoire et organisée de manière beaucoup plus contraignante que par le passé. À tous les niveaux, des commissions de pilotage ont été créées pour unifier et normaliser les systèmes d’enseignement. L’inspection des écoles a été réformée et renforcée. Les conseillers pédagogiques sont devenus des médecins au chevet des écoles malades de leurs différences. Incontestablement, un effort puissant vise à améliorer la qualité grâce au levier de la formation.

Mais le terme de « formation » est-il le meilleur étant donné l’objectif poursuivi ? S’il est question de « rendre conforme à un modèle », « formatage » serait plus adéquat. Car de cet ensemble de mesures se dégage l’impression que le progrès espéré passe par la standardisation des pratiques pédagogiques. Comme si l’uniformisation des méthodes garantissait l’égalité des résultats et satisfaisait le désir de justice dans l’éducation de tous les enfants.

Ce postulat pourrait bien n’être pas sans rapport avec la désaffection qui frappe aujourd’hui les études menant à la carrière d’enseignant. Un professeur – en particulier un jeune – est-il soutenu dans sa motivation, son « feu sacré », par un appel à être créatif ou par l’exigence de conformité à un modèle imposé ? L’invitation à innover, que j’avais ressentie en début de carrière, est rendue maintenant inaudible par les sirènes du « pédagogiquement correct ». Or, chaque humain a sa manière propre d’appréhender la réalité, d’approcher et de comprendre les choses. Heureusement pour les enseignants, il existe des constantes dans la construction du savoir, mais elles s’assortissent d’une infinité de nuances qu’aucune tentative ne peut réduire à l’unicité. L’enseignant invente sa manière à lui de présenter une matière pour qu’elle soit accessible à un auditoire diversifié : que chacun puisse, selon sa manière propre aussi, y percevoir à la fois le fonds commun « objectif » et les possibilités de vision et d’interprétation personnelles.

L’enseignant montre plus qu’il ne parle. Dans tout ce qu’il fait, il montre comment, face à une réalité à comprendre, il se fie aux savoirs établis sans renoncer le moins du monde à l’autonomie qui lui permet d’y réagir et donc de les exploiter et de les dépasser. Tenir cette position, idéalement à chaque instant de chaque cours, requiert une disponibilité, une liberté d’esprit très grandes ; elles sont souvent incompatibles avec certaines contraintes, par exemple l’obligation de « justifier » tout cours en distribuant ses ingrédients pédagogiques dans un formulaire préimprimé. L’exigence d’organiser et de démontrer sa conformité paralyse la créativité, ou, à tout le monde, la handicape de façon importante.

Le dessein même de l’éducation se situe quelque part entre deux pôles : la conformité et l’originalité. On aurait tort de croire que l’une se travaille et s’apprend, tandis que l’autre adviendrait par hasard, et par surcroît. L’originalité aussi s’apprend : si l’on s’y prend bien, elle surgit comme un avatar spécifiquement humain de la conformité. Quand le savoir acquis ne reste pas un objet extérieur et figé, mais devient mien, quand je l’assimile, je le colore de ma personnalité ; j’en sors riche de capacités nouvelles, inédites. Si un adulte affirme avoir été marqué par tel ou tel professeur, c’est plutôt qu’il a été touché par cette façon d’être de l’enseignant que convaincu par un label de conformité.

Dans le décret « Missions » de 1997,  en tête des objectifs assignés par la Communauté française à son enseignement, le législateur place celui-ci : promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves. La créativité, la capacité d’exprimer son originalité sont des ressorts essentiels pour aller dans ce sens. Comment des enseignants téléguidés vers la conformité, uniformisés d’après un modèle décidé par d’autres, donneraient-ils au jour le jour leçon de créativité, d’inventivité ? Une société qui espére des citoyens plus innovants que conformistes se gardera soigneusement de formater ses enseignants. Elle les formera, bien sûr, mais en préservant comme pierre de touche la liberté de créer.

Publié dans La Libre Belgique, p. 55, le vendredi 31 mai 2013.

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