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« N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît. »

Les guillemets suffisent-ils pour épargner à ce titre l’accusation de plagiat ? Ou, pour être à couvert, dois-je, précautionneux, vous signifier qu’il s’agit là du quarante-neuvième vers de la scène viii au deuxième acte de Cyrano de Bergerac, dont l’auteur est Edmond Rostand ? Puis-je m’autoriser un clin d’œil à votre culture personnelle ? Je la supposerais à même de repérer la citation. Cette réminiscence commune créerait entre nous une implicite complicité.

Dans l’écriture littéraire, il n’est pas du tout aisé de situer la frontière entre le plagiat et la création originale. Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue, statuait Jean Giraudoux. Dès l’enfance, l’écrivain enrichit son capital personnel de tout ce qu’il entend et lit. En un sens, tout ce qu’il dit et écrit est nécessairement un emprunt. Mais d’une série d’emprunts ponctuels et partiels, il fait émerger une composition nouvelle dont l’agencement n’est pas tout donné d’avance. L’écrivain crée. Il pille et plagie, par contre, s’il se contente de reproduire ou de démarquer, ne fût-ce qu’en partie, l’œuvre originale d’un autre.

L’étymologie nous renvoie à l’adjectif grec plagios, qui signifie « qui n’est pas en ligne droite, oblique », mais aussi « rusé, retors », c’est-à-dire « agissant par des moyens obliques ». L’Antiquité n’applique pas ce terme à la littérature, car la notion de propriété littéraire n’existe pas alors. À l’époque, reprendre le texte d’un auteur sans le citer, c’est lui rendre hommage, et peut-être croire que le lecteur lui-même ne sera pas dupe. En France, c’est seulement au xviiie siècle que le plagiat commencera à être considéré comme un vol. Il n’en a pas disparu pour autant. Loin de là. Aujourd’hui l’inflation judiciaire amène devant les tribunaux un nombre impressionnant d’affaires et met en cause des noms connus, avec des fortunes diverses, non-lieux, condamnations ou abandons de poursuites.

Remarquons que le plagiat déborde du champ littéraire ou artistique proprement dit. L’actualité récente a épinglé le cas de cette ministre allemande de l’Éducation contrainte à la démission : l’université de Düsseldorf l’a déchue de son doctorat, obtenu en 1980, parce qu’elle a « systématiquement et délibérément triché en écrivant sa thèse de philosophie ». Un certain Martin Heidingsfelder, détecteur professionnel de plagiats, a eu raison d’elle ; et il se lance maintenant sur les traces de la chancelière allemande, elle aussi suspectée par certains d’avoir usé de « moyens obliques » dans sa thèse de doctorat.

Les célébrités politiques ne sont pas seules en cause. Dans les universités et hautes écoles, on ne compte plus les thèses ou mémoires refusés pour plagiat. Des logiciels spécialisés ont vu le jour : les travaux des étudiants et des chercheurs sont systématiquement passés au crible de ces nouveaux inquisiteurs. Les fraudeurs en puissance n’ont qu’à bien se tenir… Mais sont-ils fraudeurs avec « pleine connaissance et entier consentement » ? Ou bien pêchent-ils par incompétence technique concernant les règles du travail intellectuel ? Cette hypothèse a convaincu nombre d’écoles et universités de joindre la prévention à la répression : elles ont renforcé l’information sur la propriété des idées et l’utilisation correcte des citations.

Il me paraît trop court d’expliquer par la seule lacune technique le recours de plus en plus fréquent et débridé au copier-coller. Celui-ci ne révèle-t-il pas en outre – ou surtout – un déficit de l’esprit critique et du sens moral ?

 L’influence du web est indéniable. En rendant disponible une quantité exponentielle d’informations, le net n’a pas que facilité et accéléré le copiage ; il a créé un immense réservoir dont les contenus risquent d’être perçus comme indifférenciés. Pour un jeune esprit en formation, la discrimination est difficile face à ce monceau de documents, où l’étude sérieuse scientifiquement fondée côtoie des élucubrations d’illuminés. Il faut un sens critique déjà aiguisé pour situer chaque source sur l’échelle de la crédibilité et pour saisir que chaque document reste propriété de son auteur et doit être traité comme tel. Or, aujourd’hui, dès l’école primaire, l’élève est tenté de rédiger son élocution traitant des mœurs de la grenouille à coups d’emprunts divers, agglomérés par bribes, en court-circuitant les opérations personnelles de tri, d’assimilation et de recréation. À la limite, un jeune s’installerait dans un mode opératoire où un « avis personnel » est tissu d’autres avis cousus bout à bout dans une relative cohérence. Le glas sonnerait pour l’esprit critique, au sens plein du terme.

Les candidats au plagiat – moyen d’action « oblique » – subissent l’influence d’un autre phénomène : le déclin de la droiture. De plus en plus, le résultat, à atteindre absolument, prend le pas sur la rectitude des moyens. Du débat moral personnel d’un champion cycliste insatiable de victoires à la méditation éthique d’un P.D.G. pimentée d’ingénierie fiscale et d’intérêts notionnels, la leçon cynique est la même aux yeux du citoyen lambda : qui veut la fin veut les moyens. Si l’oblique vaut le droit, alors oui, de fait pourquoi hésiter à usurper une compétence qu’on n’a pas, en phagocytant la compétence d’un autre qui n’en peut mais ? D’autant que la modestie non plus n’est guère de saison pour inciter à freiner dans la course aux honneurs ou aux parachutes dorés.

Tout compte fait, dans l’air du temps, le plagiat n’est qu’un « vice à la mode » au râtelier des moyens obliques de grimper à l’échelle. Les remèdes ? Ils sont simples dans leur composition, mais il est utopique d’en postuler l’usage courant : lucidité sur soi, ambition mesurée, patience dans le travail, rectitude morale… Celui qui les adopterait réécrirait en actes le programme horticole de qui vous savez :

« Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,

Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,

Ne pas monter bien haut peut-être mais tout seul. »

Publié dans La Libre Belgique, pp. 46 et 47, le mardi 2 avril 2013.

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