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Comment bien nourrir le fanatisme ?

Depuis quelques mois, nombre de jeunes Européens, parmi lesquels au moins septante Belges, ont rejoint la Syrie et se battent aux côtés des rebelles. Tueries et massacres divers d’inspiration idéologique ont frappé les pays occidentaux, à Toulouse, à Boston, à Londres. Tous ces faits peuvent se réduire à un dénominateur commun : une radicalisation qui entrecroise les axes religieux et politique, mais dont le moteur est sans conteste religieux. La multiplicité des événements du genre  ne risque-t-elle pas de banaliser le fanatisme, avec ses conséquences les plus extrêmes, violence, assassinats, terrorisme ? En tel contexte, il peut être intéressant de scruter le fanatisme sous ses différentes facettes, d’une manière si possible raisonnée, au-delà des émotions qu’il exacerbe à juste titre.

L’étymologie relie le fanatisme au temple – en latin, fanum. L’adjectif fanaticus s’applique à celui qui est « inspiré », puis à celui qui est « en délire, exalté ».  La connotation  religieuse reste bien présente dans la définition du Robert : « foi exclusive en une doctrine, une religion, une cause, accompagnée d’un zèle absolu pour la défendre, conduisant souvent à l’intolérance et à la violence ». À partir de là, le terme désigne aussi tout « enthousiasme excessif », même hors du domaine religieux.

Aux deux tiers du XXe siècle – le siècle de la mort de Dieu ou des dieux, d’après certains penseurs –, André Malraux disait : Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux. Tous ceux qui espéraient une renaissance religieuse ont dû être douloureusement surpris de lui voir prendre surtout le visage des fanatismes religieux. Ceux-ci trouvent  leurs terrains privilégiés chez des fondamentalistes et des intégristes de tous bords, forts de leurs certitudes doctrinaires et – de leur point de vue – incités à les imposer à tous par l’autorité absolue d’un dieu, d’un gourou ou d’un livre inspiré. Ils se sentent accrédités comme exécuteurs plénipotentiaires d’une conquête impitoyable.

Comment s’étonner que des jeunes se laissent entraîner dans pareils projets mobilisateurs ? Comme beaucoup d’autres de tous âges, ils sont aujourd’hui en mal de repères et d’idéaux. Plus une doctrine sera totalitaire, plus elle sera impérieuse et contraignante, plus elle paraîtra valoir le sacrifice de vies, la sienne ou celle des autres, plus elle répondra à ce manque d’idéal. Quel gâchis ! Voir ce potentiel d’enthousiasme détourné vers de tels idéaux et de tels agissements ! Mais, en même temps, quelle promesse ! Un tel renoncement à soi, un tel effacement  en face d’une cause sont a priori admirables ; on peut se réjouir de constater que tant de jeunes sont capables de s’engager avec ferveur et passion.

C’est sans doute qu’aucune vie ne peut se passer d’une dose pondérée de fanatisme, de moments où la passion se donne un objet à rechercher inconditionnellement. Ainsi donc, les fanatismes dévoyés lancent un appel pressant à nos sociétés, c’est-à-dire, in fine, à chacun de nous : « Gardez, trouvez ou réinventez des raisons de vivre. C’est indispensable pour tous, mais surtout pour les jeunes. Non pas des idéaux de pacotille, pauvres alibis pour se résigner à vivre, mais des valeurs à promouvoir, dignes de passion et d’investissement personnels. »

Existent-elles, ces voies qui appelleraient un jeune idéaliste à « donner sa vie » ? La politique, l’art, le sport, la recherche scientifique, l’économie, la banque, la justice, l’action sociale, la religion ? Il faut bien répondre « oui », rationnellement : il y a là des choses à faire qu’il serait bien dommage et dommageable que personne ne fasse. Mais ce que nous cherchons, ce sont des raisons de devenir « fanatique », jusqu’au-boutiste, parce qu’on se sent poussé en avant par une vague puissante, rassurante, au cœur de laquelle on glisse comme un poisson dans l’eau. Lequel des domaines cités laisse encore suffisamment d’espaces libres pour que puisse y évoluer et s’épanouir une personnalité libre qui allierait l’idéalisme à une certaine intransigeance propre, notamment, à la jeunesse ?

Les scandales à répétition qui ont ébranlé à des degrés divers à peu près tous les secteurs ont terni leur image de marque. On y a vu fleurir d’autres fanatismes déviés, dont celui de l’argent. D’une manière, il reproduit les pratiques des extrémistes les plus radicaux : sur l’autel du profit individuel, il est prêt à sacrifier, au propre comme au figuré, toutes les vies humaines qui contrecarrent ses projets expansionnistes. Le « terrorisme » financier a frappé des victimes par millions à l’échelle de la planète. Mais il a aussi défiguré tous les secteurs de la vie en les uniformisant : à leur spécificité, à leur substantifique moelle, il a substitué l’appât du gain. Il a standardisé presque tous les acteurs, devenus marchands, quel que soit leur temple.

Dès lors, où l’idéalisme a-t-il encore sa chance ? À peine engagé dans l’action qui mérite sa passion, l’idéaliste risque de constater qu’il joue une pièce écrite et mise en scène par d’autres, où aucun rôle ne vibre d’une vraie ferveur humaine ? Ces désenchantements-là sont délétères : ils poussent à chercher ailleurs que dans la « vie normale » des causes auxquelles donner sa vie. Or qui fait fi de sa propre vie, le martyr en puissance, en vient vite à n’accorder que peu de prix à celle des autres. Il devient un héros qui, pour le triomphe de ses préjugés, est prêt à faire le sacrifice de votre vie – selon la définition que donne du fanatique Albert Brie, avec un humour cynique.

Le fanatisme ne se soigne vraiment que par homéopathie : des doses petites mais suffisantes d’un fanatisme de bon aloi, inspiré par des idéaux humanistes, empêcheront les regards de se porter ailleurs et l’action de se muer en frénésie sauvage.

Publié dans La Libre Belgique, pp. 60 et 61, les samedi et dimanche 22 et 23 juin 2013.

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