Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde Les baumes pénétrants que ta panse féconde Garde au coeur altéré du poète pieux. Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux !
Le sonnet de Baudelaire que terminent ces vers est intitulé « Le vin du solitaire ». Le poète n’a pas hésité, en s’adressant ainsi à la bouteille profonde, à en vanter les qualités et les bienfaits. Cela ne doit pas étonner de sa part : il pense que, quoi qu’il choisisse comme sujet et quoi qu’il en dise, le poète a toujours raison. Son point de vue est explicite ailleurs : Je dis que, si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique et il n’est pas imprudent de parier que son oeuvre sera mauvaise. Il ne s’agit, somme toute, en l’occurrence, que d’un avatar de l’éternel débat qui amena Flaubert devant les tribunaux de son époque : peut-on montrer de l’immoral sans nuire à l’ordre public ?
Implicitement, d’autres artistes, écrivains, poètes, peintres, chanteurs ont pu, sans que ce soit du tout leur but, induire auprès du commun des mortels qu’alcool et drogues favorisent l’inspiration, l’imagination et la création. Il est peu probable que cette publicité indirecte ait poussé beaucoup de gens à rechercher cette assistance quand ils prennent la plume ou le pinceau ou la note dans l’univers quotidien. Les sportifs amateurs ne s’inspirent pas nécessairement – encore heureux ! – de ces vedettes qui n’ont dû leurs performances qu’à des stimulants en tous genres.
Faut-il dès lors estimer que ce comportement est « neutre » et peut cohabiter avec n’importe quel type d’activités ? La question se pose aujourd’hui en politique à propos de l’alcool. Elle n’est pas nouvelle dans le milieu : les témoignages de plusieurs hommes politiques ont montré la difficulté de garder le contrôle de quantité dans une vie où abondent réceptions et cérémonies protocolaires. Le rythme général du lever de coude y évolue forcément en mouvement uniformément accéléré. La maîtrise n’y est possible que pour les caractères trempés, qui ne sont pas majoritaires, là comme ailleurs.
Cela dit, l’électeur n’est-il pas en droit d’attendre de ses élus un minimum de caractère ? Est-il vraiment incongru que le citoyen espère de ses représentants politiques plutôt une lucidité raisonnable qu’une imagination assistée par des agents étrangers ? Ce que l’on attend communément de toute activité professionnelle, qu’elle soit exercée en pleine connaissance par quelqu’un qui est en pleine possession de ses moyens, n’est-il pas requis a fortiori de ceux dont l’activité professionnelle consiste en la gestion du bien public ?
Si c’est le cas, peut-être serait-il judicieux de prendre distance par rapport à quelqu’un qui, appartenant à la classe politique, banaliserait – une hypothèse, bien sûr – l’alcoolisme ou le transformerait en facteur de réussite. Supposons encore qu’il s’agisse d’un homme qui aurait l’art d’entretenir la confusion : il ferait passer les litres ingérés pour des signes d’humanisme, car, pour parler de la vie, par exemple, il citerait Philippe Noiret : Le voyage est court. Autant le faire en première classe. Il ferait croire que son ambroisie décuple ses possibilités intellectuelles et améliore ses performances. Imaginez un peu : il jouerait sur les mots en rendant synonymes « spiritueux » et « spirituel ». Au lieu de raisonner froidement sur les dossiers en cours, il soufflerait le « show ». Il confondrait électeur et badaud ahuri, prêt à ingurgiter n’importe quel spectacle
Heureusement, cette dérive est impossible. La raison principale en est que jamais l’esprit critique des citoyens ne pourrait être pris en défaut : les distinctions entre démocratie et démagogie, entre popularité et populisme, entre sérieux et comique, entre contact avec le public et exhibition grand-guignolesque n’échappent à personne. La seconde raison est qu’aujourd’hui, alors que la maturité politique croît au fil des siècles, aucune personnalité politique n’imaginerait même un scénario comme celui-ci. Il est loin, si loin de nous, le temps où des malotrus de la politique se laissaient prendre par l’ivresse du pouvoir.
Publié dans La Libre Belgique, p. 33, le lundi 5 février 2007.