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La boulimie des « sarkophages »

Lorsqu’Ulysse débarqua sur l’île des Lotophages, il découvrit un peuple étrange, nourri des fruits du lotus, dont la propriété est de faire perdre la mémoire. Quelques-uns des marins goûtèrent à ce fruit, et bientôt furent envahis par un seul désir : demeurer sur cette île, plongés dans les délices de l’oubli.

 Ce qu’Ulysse ignorait forcément, en ces temps reculés, c’est que le vingt et unième siècle, d’une manière assez inexplicable, peut-être liée à d’obscures manipulations génétiques, allait produire un fruit aux vertus comparables, mais plus subtil encore : le sarko. Petit fruit sec et brunâtre, à l’écorce hérissée de piquots défensifs, le sarko pousse en toute saison sur un arbrisseau tentaculaire qui phagocyte les végétaux voisins sans méfiance. Bien qu’il atteigne vite sa taille maximale, il cherche curieusement, mais vainement, à grandir encore et toujours. Peu appétissant, si on se place d’un point de vue esthétique, le sarko possède, faut-il croire, un charme mal connu : serait-ce sa dureté qui tente la dent et la défie à la fois ? Sans être vraiment mordoré, il fait que qui le mord dort. Non pas d’un sommeil plein et entier, mais d’un sommeil sélectif qui atteint et anesthésie la mémoire critique, celle qui permet de trier le présent grâce au crible des expériences passées.

Qu’à cela ne tienne ! Là où le premier sarko est apparu, le succès a été rapide, voire inespéré. Et il s’est créé, par-dessus les barrières qui d’habitude séparent les différentes écoles diététiques, une sorte de superparti des sarkophages. Comme si le sarko pouvait s’accommoder de tous les régimes et être mangé à tous les rateliers. Tous les consommateurs ravis qui y ont goûté ont été plongés dans les délices de l’oubli.

Ils n’ont plus jamais songé à tous ces moments de l’histoire, lointaine ou récente, où de petits chefs volontaristes, au verbe sec et brunâtre, prenaient les choses en mains et serraient, serraient, au point d’en faire sortir du sang. C’étaient parfois des élus par une majorité qui récompensaient ce choix en étranglant des minorités. Parfois des parvenus ambitieux, qui, à coups de manœuvres et de trahisons, atteignaient les sommets, d’où il devenait impossible de les déloger. Toujours des assoiffés de pouvoir, qui le recherchaient pour lui-même et pour eux-mêmes, faisant du bien commun l’instrument de leur autosuffisance.

Les sarkophages n’ont plus jamais songé non plus à ces jours d’exception, ponctués de lois du même nom. Quand la peur domine tout et que, pour se protéger de la violence, on ne voit plus d’autre moyen qu’une violence plus grande, et mieux organisée, et légalisée. Quand la sécurité autorise de prendre tous les risques. Quand la sauvegarde des droits des honnêtes gens commence à impliquer nécessairement la détection et l’élimination de toute racaille. Quand la liberté, dans l’espoir de survivre, « décide » de renoncer à vivre.

Et lequel de ces mangeurs d’oubli pourrait encore songer à ces heures où, pour façonner le monde comme on le voudrait, on s’en est pris aux enfants ? Matière de base à façonner, à conformer, à discipliner. Dès le berceau, mettre en œuvre tous les moyens d’amener chacun sur la seule bonne voie possible, décrétée par les sages de service. Suivre chacun pas à pas pour repérer le premier instant où son pied quittera le chemin et empêcher qu’il le quitte plus jamais. Créer ainsi un monde de rêve où, hors des moments programmés à cet effet, plus personne ne rêve. Ce qui pourrait rester une énigme, c’est l’appétit des sarkophages. Pourquoi cette fringale des fruits qui procurent l’oubli ? Dans l’Odyssée d’Homère, les Lotophages sont parmi les premiers drogués de l’histoire de la littérature ; ils voient comme une béatitude d’échapper à tous les soucis de l’existence. Et, face à cette tentation, Ulysse préconise la fuite. Les sarkophages, eux, croient échapper aux soucis du présent en gardant parmi les options possibles celles du passé qui ont pourtant montré leurs effets pervers. Ils méconnaissent que, face aux difficultés et aux crises, les réponses les plus humaines se construisent à mesure que les expériences humaines dessinent de mieux en mieux la frontière entre l’humain et l’inhumain. Un changement de régime serait tout indiqué : jeter aux oubliettes le sarko de l’oubli et se souvenir que les feuilles et les noix d’argent du Ginkgo biloba, l’arbre sacré, seraient à même de stimuler la mémoire.

Cet article est inédit. Proposé à la rubrique « Débats » de La Libre Belgique, il n’a pas été accepté avec, comme justification du refus, la phrase de Talleyrand : « Tout ce qui est excessif est insignifiant. »

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