Vous marchez dans la rue. C’est dimanche. Pas un dimanche comme les autres. Dans les rues, habituellement désertes à ces heures-là, d’autres que vous marchent. Des gens, des gens, partout des gens. Et ils n’ont pas l’air de flâner ni de batifoler. Vous non plus. Vous marchez tous comme ceux qui savent pertinemment où ils vont et qui ne traînent pas pour y parvenir. Et vous savez où vont tous ces gens. Ils ne se rendent pas à la messe : jamais plus aujourd’hui, ce rendez-vous traditionnel des croyants ne draine des foules comparables à celle-ci. Si vous marchez tous, c’est par un jour d’élections. Les bureaux de vote sont ouverts depuis une demi-heure à peine.
Une bouffée d’émotion politique vous serre la gorge. Vous prenez conscience soudain qu’avec tous ces gens, vous êtes la démocratie en marche. Vous palpez le fait politique dans sa simplicité intégrale : chacun des marcheurs est un être de pouvoir qui exerce le pouvoir. Rare instant où, non plus en droit, mais en fait, le pouvoir appartient au peuple et justifie son étiquette de « démocratie ». Vous souriez : tout l’appareil politique, en suspens, retient son souffle, ignorant de quoi demain sera fait. Vous-même, qui marchez, vous êtes, dans l’instant, le chef du pays. Et la petite dame, déjà un peu âgée, que vous venez de dépasser, est aussi le chef. Et aussi les deux amoureux que vous voyez tourner le coin de la rue, main dans la main. C’est le jour étonnant du nivellement par le haut : tous les marcheurs, qu’ils soient puissants ou misérables, ont leur mot à dire ; leur mot a le même poids. Même les grands « chefs » politiques n’ont qu’un seul mot à dire, avec une autorité égale à celle de Monsieur Tout-le-monde.
Vous arpentez le pavé avec de bonnes intentions. Vous œuvrez pour que la situation s’améliore, pour que votre famille, vos proches, tous ceux que vous connaissez vivent mieux demain. Vous regardez les autres, vos compagnons d’expédition, perdus dans leurs pensées. Pourquoi supposer chez eux d’autres intentions que les vôtres ? Imaginez que ce grand escogriffe, à dix pas devant vous, soit un ambitieux qui brigue un mandat. Croyez-vous qu’il ne souhaite pas, lui aussi, le bien des siens ? C’est symbolique que tous marchent dans le même sens : le pouvoir attend que tous ceux qui l’exercent aillent dans la même direction, en tenant compte non de quelques-uns, ou de l’une ou l’autre catégorie, mais de tous ceux qui empruntent les trottoirs, et même de ceux qui ont dû descendre dans les caniveaux.
Bon citoyen, vous vous êtes garé assez loin pour laisser les abords du bureau de vote accessibles aux personnes à mobilité réduite. Conséquence : il faut marcher et cela vous donne le temps de penser. La campagne électorale vous repasse dans la tête. Vous gardez le sentiment, diffus mais insistant, qu’il y manquait quelque chose, si ce n’est pas l’essentiel. Les candidats ont-ils fait vibrer la corde démocratique ? Ont-ils assez montré le désir et le plaisir de s’occuper de la chose publique ? Et le respect les uns pour les autres, indispensable dans la tâche commune et difficile de mener le peuple tout en restant du peuple ? Et le souffle puissant, inspiré, des grands projets, qui balaie bien des doutes et force à reconnaître que l’homme est, de fait, « un animal politique » ? La fièvre calculatrice des apothicaires électoraux n’a-t-elle pas trop grimpé, au point de marginaliser les désirs forts de progrès humains ?
Une dalle décalée sur laquelle vous butez coupe court à cette rétrospective. Ni l’une ni l’autre ne vous arrêteront. Vous irez jusqu’au bout et jusqu’au but. D’ailleurs vous êtes presque arrivé. Juste le temps de songer encore à la force de cette troupe en marche et d’espérer que personne parmi vos coéquipiers du jour ne désespérera de son pouvoir. C’est qu’un seul pas de côté fait rupture dans la chorégraphie d’ensemble. Mais comment faire pour le redire à qui, peut-être, n’en serait plus convaincu et s’imaginerait qu’il marche seul ?
Stop ! vous y êtes. Le bureau de vote était bien la destination de tous ceux-là, qui s’arrêtent de concert. Vous entrez. Il y règne un certain silence, respectueux ou compassé, comme parfois dans des églises. Et s’y allongent des files qui pourraient rappeler celles de l’offrande ou de la communion dans certaines cérémonies. On marche maintenant pas à pas, et l’un derrière l’autre, mais toujours dans la même direction. Les gestes des présidents et des assesseurs ont quelque chose de rituel, qui s’accorde bien avec une forme de gravité qu’on peut lire sur beaucoup de visages. Vous viennent à l’esprit tous les visages de ceux qui, dans tant d’autres bureaux, participent à cette célébration du pouvoir du peuple. Sans trompettes, sans orgues ni chorales, le moment s’apparente pourtant, en toute solennité, à une grand-messe de la démocratie.
Publié dans La Libre Belgique, pp. 60 et 61, le samedi 13 juin 2009.