Encore des mots. Toujours des mots. On parle trop. Beaucoup trop. Serions-nous entrés dans une ère de logorrhée, d’incontinence verbale ? Car le phénomène a quelque chose de nouveau. Il a toujours existé des bavards et des taiseux, des diserts impossibles à arrêter et des silencieux très difficiles à faire démarrer. Mais aujourd’hui, même les taciturnes peuvent se répandre en considérations multiples : avec les avancées technologiques, la panoplie des moyens d’expression offerts à tous les tempéraments s’élargit de façon exponentielle. De surcroît, la transparence, mythifiée comme valeur essentielle, exige de tous de tout dire de tout, ce qui requiert forcément beaucoup de mots. Le silence est devenu une denrée exceptionnelle. Qui, le premier, aura le bon sens de mettre un frein à cette surenchère dans l’incontinence ?
Elle est spectaculaire dans le champ politique. On négocie à l’infini sans tenir compte du vide ainsi créé. Les « communicateurs » occupent et remplissent une scène sur laquelle dire et redire valent mieux que faire. Combien d’événements, voire de faits divers, ne font pas l’objet de réactions, de commentaires, de controverses ou de mises au point, où foisonnent truismes et banalités ? On parle de façon inconsidérée, jusqu’à se faire piéger : on tient à ses bons amis des propos qui, enregistrés subrepticement, scandalisent « l’opinion », quand ils sont rendus publics. Et voici que des politiciens doivent presque s’excuser de travailler assez discrètement pour ne pas embouteiller les médias de déclarations quasi quotidiennes. Qu’importe si ce ne sont que des mots !
Mais une incontinence comparable frappe ailleurs. Le milieu judiciaire n’est pas en reste. À tous les niveaux d’une enquête et d’une procédure judiciaire, les indiscrétions fourmillent. Il se trouve toujours « quelqu’un » pour laisser filtrer des éléments censés être à la discrétion des enquêteurs, « quelqu’un » d’autre pour rompre le silence qui entoure en principe une affaire à l’instruction. Ce n’est pas tout. Il se trouve aussi mille et une personnes pour répandre sur les faits des opinions variées : les voisins de la victime et ceux de l’agresseur, les instituteurs des uns et des autres, les collègues de travail, sans oublier les experts en tous genres qui vont se lancer dans des généralités en ignorant tout du détail de l’affaire. Procès, sentences et autres décisions de justice vont produire leur lot de commentaires rarement autorisés : les arrêts reposent sur des données et des critères dont les observateurs extérieurs ne peuvent avoir connaissance. Cela ne les dissuade pas de prétendre avoir le dernier mot.
Vous l’avez lu en filigrane : ce qui donne force à ces incontinences verbales, c’est l’incontinence des médias qui les relaient. Il ne serait pas correct de placer tous les médias sur la même ligne, car retenue et discrétion n’ont pas disparu partout. Mais la tendance générale est quand même à l’excès. Celui-ci prend plusieurs formes.
D’abord, même s’ils ne créent pas l’événement stricto sensu, les médias l’amplifient par l’importance éditoriale qu’ils lui donnent. De plus en plus souvent, des faits provoquent des déploiements médiatiques impressionnants, sinon disproportionnés. Émissions spéciales, rediffusions en rafale, quantité de pages dans les quotidiens et les revues entraînent une omniprésence qui induit pour l’opinion publique un intérêt majeur. Pour être à la hauteur des concurrents, et donc ne pas en dire moins, on surenchérit. Le mouvement s’accentue. À la limite, s’il est bien sélectionné, un pet de lapin pourrait ainsi se muer rapidement en « fait de société ».
Ensuite, certains médias se nourrissent d’incontinence et y incitent. Ils courent assiéger les gens tenus par le secret ou la discrétion professionnels, médecins, avocats, magistrats, pour soutirer des déclarations et en faire leurs choux gras. C’est eux aussi qui iront débusquer voisins, copains, amis ou ennemis, experts ou connaisseurs, pour les convaincre qu’ils ont leur mot à dire, et prodigieusement intéressant. Eux aussi qui piègent tel ou tel naïfs en recueillant des confidences « sous le sceau du secret » ou en captant pour le public des propos très privés.
Ajoutons qu’ils ont fait des émules. N’importe quel internaute a le moyen de gloser sur l’actualité, sinon s’improviser journaliste en relatant des faits dont il est témoin ou en relayant des rumeurs, comme celles qui ont déjà tué avant l’heure plus d’une célébrité. À ne pas prendre au mot…
D’où qu’elle vienne, cette incontinence encombre. Dans ce déversement continu, les interstices manquent cruellement. Or un fait, pour accéder au statut d’« information », demande que celui qui le reçoit réagisse et l’assimile personnellement, qu’il se situe en toute liberté face à ce qui est rapporté. Comment cette autonomie peut-elle se construire sinon dans un espace laissé ouvert, disponible ? Le risque n’est pas minime de se croire de plus en plus « informé », alors qu’on serait seulement de plus en plus abruti par une avalanche de données brutes.
En tout discours, c’est le silence qui appelle l’auditeur à la réaction intérieure : il approuve, conteste, il s’étonne, compare, il en appelle à son expérience personnelle, il prolonge, imagine… Autant d’attitudes qu’un déferlement de données rend difficiles ou impossibles. Le silence donne à penser. Celui qui entend parler en continu est empêché d’être un véritable interlocuteur, car il est privé d’un espace d’autonomie. Mais celui qui parle tout le temps s’interdit aussi à lui-même de penser mieux ou plus loin. L’un comme l’autre souffrent du même déficit de distance critique. Pour rendre à cette dernière ses lettres de noblesse, il vaut la peine de chercher à infléchir la tendance : s’exprimer, soi, bien sûr, mais avec mesure et discernement, et se taire à bon escient, pour que l’autre retrouve – incontinent ! – son droit de penser.
Publié dans La Libre Belgique, pp. 60 et 61, les samedi 29 et dimanche 30 septembre 2012.