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L’année des médusés

L’année 2012 a-t-elle un fil conducteur ou un trait dominant ? Ce n’est pas la crise : elle date déjà. Ce n’est pas le redressement : presque tout reste à faire. Ce n’est pas le primat de l’économique sur le politique : il est bien installé, même s’il s’accentue. Serait-ce alors le déficit en humanité, c’est-à-dire le fait que la qualité de vie, chez soi, au travail et partout, périclite, parce que le bien-être personnel n’est plus une valeur prise en compte ? Cet appauvrissement date aussi, mais, avec du recul, c’est dans ce registre que 2012 pourrait apparaître comme un tournant : le citoyen lambda y apprend à transformer son indignation en volonté d’action.

Où nous situons-nous sur cette trajectoire qui, après la déperdition, mène à la restauration ? Le nageur qui coule doit toucher le fond pour refaire surface. Le pessimiste dira que, cette année, la descente s’est poursuivie ; l’optimiste, que peut-être déjà l’impulsion est donnée pour la remontée vers plus d’humanité. L’écart est grand : d’un côté, les signes d’humanité et de solidarité sont nombreux venant de la base, tandis que, du côté des dirigeants, des fins de non-recevoir sont adressées aux mêmes valeurs. La plupart d’entre nous désirent une vie d’abord humaine et digne, avant qu’elle soit « cadrée » en fonction de quelque critère que ce soit. Dans cette attente, à trop d’occasions encore, nous avons été surpris, interloqués, déçus. Si l’on cherche une formule choc, 2012 pourrait être l’« année des médusés ».

Médusé, l’amateur de politique humaine !

Il s’attendrait à ce que la politique soit ciment de société et le politicien trait d’union entre le citoyen et l’État. Or que constate-t-il ? Que les failles se creusent à tous les niveaux et de toutes les manières.

Au niveau national, sur fond de crise prolongée, le fossé, déjà creusé, s’élargit. Les priorités du simple mortel et des politiciens se contrarient de plus en plus : bien-être humain pour l’un, réformes institutionnelles, redressement économique, et donc austérité, pour les autres. Quelle portée a encore la voix de l’électeur dans ce dialogue de sourds ?

L’européiste convaincu reste pantois. Il voyait l’Europe comme une alliance positive où la conjonction des États permettrait d’alléger les difficultés des faibles. Or, il voit les égoïsmes nationaux supplanter la solidarité. On paraît découvrir comme une nouveauté qu’à des degrés divers, tous les États ont dépensé jusqu’ici au-dessus de leurs moyens. Seule solution « imaginative » : l’austérité,  au sens étymologique, la « sécheresse », l’« âpreté ». Comment accepter l’abîme entre le vécu humain espéré par tous, y compris les moins nantis, et le vécu « sec et âpre » imposé par les porte-drapeaux de la restauration financière ?

Quant au mondialiste confiant dans les institutions supranationales, il reste décontenancé, lui aussi. Après les printemps arabes, depuis mars 2011, la Syrie s’est enfoncée dans le marasme ; faute d’entente entre les gros bras, les Nations (dites) unies n’ont quasi pas de prise sur la situation catastrophique d’une population massacrée par ses propres dirigeants. À Rio, lors de la Conférence sur le développement durable, puis à Doha, la planète est perdante : au lieu de décisions fermes, on hésite entre pis-aller et faux-fuyants. Même en conférant à l’État palestinien – sans l’accord des États-Unis – un statut d’« observateur non-membre », l’assemblée générale de l’O.N.U. ne fait qu’un pas de nain dans un conflit géant. Cacophonie plutôt que « concert » des nations.

Médusé, l’amateur de justice humaine !

Il s’attendrait à ce que les décisions de justice soient au service du progrès humain. Or, il a été secoué par des étonnements très divers, comme sont diverses les conceptions de la justice. L’un fut atterré d’apprendre que la demande de libération conditionnelle d’une criminelle notoire était acceptée par le Tribunal d’application des peines. Un autre – à moins que ce ne soit le même – fut suffoqué d’entendre que l’accueil et l’hébergement de cette personne seraient assurés par une communauté de religieuses cloîtrées. Un autre encore fut déconcerté d’assister à un déchaînement de passions violentes contre cette décision et ses « complices », de voir des « défenseurs de la justice » se muer en agresseurs pour la cause. Comment l’homme se grandit-il dans tout ça ?

D’autres ont été perplexes de redécouvrir par là les quadratures du cercle de toute justice humaine, et, en particulier, la balance entre le respect des victimes et celui du délinquant. Chaque citoyen est acculé à se demander quel sens il donne aux peines que la justice inflige au nom de la société : la vengeance, la réparation, la dissuasion, la protection, la réhabilitation ? En démocratie, le débat sur la justice est inévitable ; il est même utile si les ordonnateurs et les acteurs du système judiciaire parviennent à en récolter et à en exploiter les fruits.

Médusé, l’amateur de religion humaine !

Il s’attendrait à ce que les religions, chacune à sa manière, contribuent à humaniser le monde. Or, que de dérives ! Un rapport circonstancié, concernant cette fois les Pays-Bas, confirme la vague de pédophilie qui a dévoyé de leur mission trop de prêtres et de religieux catholiques dans plusieurs pays, dont le nôtre, et face à laquelle l’Église hiérarchique s’est montrée inefficace et irresponsable. Autre ingrédient qui surprend dans un contexte religieux : la haine. Elle s’éructe, par exemple, de la bouche d’extrémistes musulmans – très minoritaires – pour tenter d’écraser tout qui et tout ce qui ne concorde pas avec leur lecture réductrice de la loi coranique.

Les rapports des religions avec les États n’ont jamais été simples. Aujourd’hui, ils se crispent souvent. Et dans des sens contraires. Ici, d’aucuns voudraient qu’une loi religieuse devienne seule loi d’État ; là, d’autres voudraient que toutes traces religieuses – comme, par exemple, beaucoup de fêtes et jours fériés – disparaissent de l’espace public. La religion, qu’on attend pacificatrice, devient alors facteur d’exclusion et de rejet. Comme si l’humanité de l’un ne pouvait cohabiter avec celle de l’autre.

Mais médusé aussi, l’individualiste pur et dur !

Il s’attendrait à ce que la crise prolongée et tant de non-solidarités entraînent un repli sur soi égoïste et frileux de tous. Or il est estomaqué de le constater : les indignés de 2010 ont trouvé cette année nombre de frères d’armes qui ont sillonné les rues de bien des villes européennes pour crier ensemble leur stupeur : la dignité de leur vie ne pèse-t-elle rien face aux oukases des financiers ? Eux, les petits, les obscurs, les sans-grades, que sont-ils encore ? Pions sur un jeu d’échecs ou femmes et hommes et enfants qui demandent à vivre dignes ?

À plus petite échelle, que de rassemblements, de marches solidaires, de bouquets déposés : ils attestent que la souffrance de l’un n’indiffère pas l’autre. Même venant d’inconnus, les marques de sympathie fleurissent. La vie réelle se montre solidaire, étrangère aux égoïsmes officiels.

Oui, les sentiments humains bouillonnent. Après trop longue crise, qui n’aspire au regain ? Ce n’est pas donné d’avance d’en finir avec une vie factice régie par l’économie virtuelle, pour revivre une existence simplement et banalement humaine. Et si l’année à venir faisait glisser le curseur vers les valeurs que la crise a occultées ou reléguées ? Chacun de nous aurait des motifs tout autres – et quel plaisir – d’être médusé.

Publié – sans les sous-titres – dans La Libre Belgique, pp. 46 et 47, le mercredi 2 janvier 2013.

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