Pour l’entendre [presque] tous les jours, vous êtes comme moi familiarisés avec le mot « maltraitance ». Par contre, j’ai dû vérifier par sécurité que son contraire, la « bientraitance », existe bel et bien. C’est « le fait de traiter quelqu’un avec respect et humanité ». Mais en réponse au verbe « maltraiter », les dictionnaires ne proposent pas « bientraiter ». Pourquoi une telle disproportion entre les occurrences des deux notions ? Dans les faits et dans la vie, l’ombre de l’une est-elle tellement plus présente que la lumière de l’autre ? Ou serait-ce l’univers médiatique qui pèche, comme souvent, en préférant épingler le désordre plutôt que l’ordre ?
Pensez-vous qu’une apologie de la bientraitance pourrait éponger le déficit et lui rendre justice ? Ne passons pas à côté du bénéfice : la bientraitance construit, quand la maltraitance détruit. C’est vrai d’abord dans le cadre de l’école.
Un pacte de bientraitance à l’école
Préoccupés – et peut-être effrayés – par l’état de notre enseignement, les pouvoirs publics ont lancé, en 2015, un vaste travail collectif : le Pacte pour un Enseignement d’excellence[1]. Ambitieux, ce projet instaure un tronc commun, réforme les rythmes scolaires et l’enseignement qualifiant, prévoit un plan de pilotage des écoles et crée des pôles territoriaux. On mesure l’ampleur de l’opération et on ne peut qu’espérer le succès de cette réforme dite systémique qui vient d’« en haut ».
Et « en bas » ? Les acteurs ont-ils conscience du caractère décisif de leur pouvoir ? Car, sans une relation maître-élève réussie, aucun appareil pédagogique n’a la moindre chance de produire les effets souhaités. Or, justement, le levier incontournable de cette relation n’est autre que la bientraitance. Oserais-je l’oukase qu’un enseignant étranger à la bientraitance doit rechercher dans un autre secteur son épanouissement professionnel ? S’engager à enseigner, c’est ipso facto signer avec l’école, et donc avec l’élève, un pacte de bientraitance.
Silhouette de l’enseignant bien traitant
Au fond, l’enseignant bien traitant est mû pas les mêmes réflexes qu’un parent bien traitant. Il considère a priori que l’être en devenir dont il est responsable dispose d’assez de qualités pour rendre ce devenir positif. Il le lui dit chaque fois que l’occasion se présente. Il le lui montre par la confiance qu’il lui accorde. Bêtises, erreurs, maladresses sont relevées, contestées, réprimées, corrigées. Ce sont comme des accrocs, réparables et qui parfois renforcent la solidité du tissu. Aucun acte raté n’implique que son auteur est un raté. Si le fautif reconnaît le ratage et en discerne la cause, il redessine a contrario son droit chemin.
« Laxisme ! », condamnerait peut-être l’observateur à courte vue. Loin de là. Car la bientraitance n’exclut ni la fermeté ni l’exigence. Elle leur permet même d’être plus rigoureuses, en les rendant moins rébarbatives dans un climat de bienveillance.
Pygmalion pointe le bout du nez
La bientraitance entraîne immanquablement une vision positive sur les possibilités de l’élève et une confiance qu’il les exploitera. L’effet Pygmalion – selon lequel le jugement porté sur une personne influence son comportement – peut jouer. La surprenante efficacité de la prédiction favorable a été mise en évidence par l’expérience qui a rendu célèbre Robert A. Rosenthal[2] et dont voici le principe.
Un labyrinthe sert d’école à des rats en apprentissage. On les répartit, au hasard, en deux groupes. Aux dresseurs du premier groupe, on laisse entendre que leurs rats ont été sélectionnés pour leur intelligence remarquable. Aux seconds, on dit qu’il n’y avait pas mieux pour le moment. Les rats du premier groupe sont devenus beaucoup plus performants que les autres, demeurés beaucoup « plus bêtes »[3]. La recherche ultérieure a montré que le même résultat peut s’observer chez des humains en apprentissage.
L’enseignant convaincu que l’excellence est atteignable par l’élève participe déjà à sa mise en œuvre. À condition que l’excellence ne soit pas un niveau absolu à mathématiser. Elle se définira pour chacun des élèves sur une base bien sûr commune, mais se nuancera selon la personnalité et l’épanouissement personnel de chacun. Autant d’implications de la bientraitance, qui gagnera dès lors à ne pas se cantonner dans l’école.
La vie est une école
L’étymologie du mot « enseignement » invite à élargir le champ d’action de la bientraitance. Le verbe latin signare a pour sens « marquer d’un signe, mettre une marque, marquer d’une empreinte ». Or, que faisons-nous d’autre, vous et moi, dans notre quotidien, que de « marquer d’une empreinte » ceux que nous rencontrons ? De la plus fugace à la plus durable, de la plus superficielle à la plus profonde, ces empreintes s’impriment mille et une fois sur une seule journée. Elles font que nous sommes tous les « enseignants » les uns des autres, que nous le voulions ou non. Parce que nous nous apprenons les uns aux autres, en paroles et en actes, ce qu’est la vie et comment nous la vivons.
Ainsi donc, l’invitation à la bientraitance s’adresse à nous tous, comme une clef d’humanisation. Qu’elle se pratique dans notre langage de tous les jours, dans les discours politiques, en famille, dans l’entreprise, dans les débats, dans les médias, sur les réseaux sociaux, ou partout ailleurs, elle grandit chaque personne à qui nous sommes confrontés parce qu’elle l’incite à activer le meilleur d’elle-même.
La bientraitance réaffirme sans trêve ni repos que tout homme mérite le respect. Et que le respect appelle le respect.
[1] Le document peut être consulté sur le site http://www.enseignement.be/download.php?do.id=17191
[2] Psychologue américain d’origine allemande, professeur à l’université de Californie à Riverside.
[3] https://www.lepsychologue.be/articles/effet-pygmalion.php