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Cordonnier, pas au-delà de la sandale

La langue latine ne désarme pas. Peu à peu minorée, voire marginalisée dans l’enseignement, elle reste en embuscade dans notre quotidien et ressurgit par plus d’un détour. Elle a réussi un récent coup d’éclat avec le mot de l’année 2021 choisi par les internautes du Soir et de la RTBF : ultracrépidarianisme. Apparu dans sa version anglaise – ultracrepidarianism – dès 1819, le mot n’a connu sa graphie française qu’il y a peu, en 2014.

L’ultracrépidarianisme antique

À l’origine du terme, dont la complexité nargue notre mémoire, une anecdote racontée par Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle, au chapitre consacré à la peinture. Le peintre Apelle, raconte-t-il, un tableau fini, l’exposait à la vue des passants et à leur jugement critique. Un cordonnier lui reprocha d’avoir mal dessiné une sandale. Fier de voir le défaut corrigé, le cordonnier critiqua aussi la jambe. Apelle lui répondit vertement qu’un cordonnier n’avait rien à dire au-delà de la chaussure. Un proverbe était né : Sutor, ne ultra crepidam. « Cordonnier, pas au-dessus de la sandale. » Souvent rapproché de cet autre adage : « Chacun son métier et les vaches seront bien gardées. »

Parler de la jambe en n’étant connaisseur que de la sandale, voilà en quoi consiste l’ultracrépidarianisme. Le mot de l’année est censé être représentatif d’une tendance dominante : 2021 aurait donc vu fleurir propos et avis exprimés en dehors du champ de compétence de leur auteur.

Cette tentation de confondre simple opinion et avis autorisé par une expertise a traversé le temps. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, Socrate s’adresse au jeune Euthydémos, qui aspire à être homme d’État sans avoir aucun maître en politique. Par comparaison, Socrate imagine, en ironisant, le discours d’un jeune qui souhaite devenir médecin. « De personne jamais, Athéniens, je n’ai appris l’art de la médecine, ni recherché comme maître pour moi aucun des médecins. Car, de tout temps, je me suis gardé non seulement d’apprendre quoi que ce soit des médecins, mais même de paraître avoir appris cet art. Malgré tout, confiez-moi la tâche de médecin. Car j’essaierai d’apprendre à coups d’expériences risquées sur vous[1]. » Tous les assistants éclatent de rire.

L’ultracrépidarianisme contemporain

Et nous ? Rions-nous aujourd’hui au spectacle de l’incompétence bavarde ? Ou sourions-nous seulement ?

Sourions-nous d’une petite balade sur les forums de discussion ou les réseaux sociaux, qui nous balance combien d’avis non accrédités par une compétence sur le sujet, et souvent d’autant plus péremptoires qu’ils sont infondés ? Comme si la diffusion tous azimuts, le nombre de suiveurs et d’approbations élevaient soudain, par miracle, une opinion au rang de vérité dûment estampillée.

Sourions-nous de ces débats qui mêlent parfois des sujets hétéroclites et, inévitablement, interpellent des participants en dehors de leur domaine spécifique ? Comme s’il était facile pour le consommateur de TV de faire la part des choses et de jauger la compétence de chaque intervenant au fil des sujets abordés ou côtoyés.

Sourions-nous de ces micros-trottoirs sur certains thèmes quand est infime la probabilité de tendre le micro à quelqu’un de bien documenté et éclairé ? Comme si tout propos personnel valait, par principe, de passer à l’antenne même sans apporter aucun élément d’information.

Sourions-nous de ces experts, universitaires ou non, appelés par les médias plus souvent qu’à leur tour parce que, aimant ça, ils sont toujours disponibles pour interview ? Sourions-nous de constater la géniale étendue de leur palette de compétences ? Comme si, dans ces hautes sphères, une opinion égarée dans un autre champ de compétence que le sien devenait par ricochet une vérité certifiée. Vous le voyez : je ne fais que poser les questions. C’est vous qui y répondez, si vous voulez, comme vous voulez. Vous laisser trancher me permet peut-être de ne pas franchir les frontières de mon domaine et de ne pas grossir les rangs des ultracrépidariens.


[1]Xénophon, Mémorables, IV, II, 5.

Publié sous ce titre dans La Libre Belgique, p. 43, le 9/02/2022, et sur le site de La Libre Belgique, le 10/02/2022, sous le titre (?) Sourions-nous de ces experts toujours disponibles pour une interview, même quand il ne s’agit pas de leurs compétences ?

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