Au rayon des mots nouveaux agréés par les dictionnaires, la pandémie a la partie belle : les apocopes corona et réa, coronapiste, « piste cyclable provisoire née du déconfinement pour favoriser la pratique du vélo en ville », arrivent en tête de liste. Pour contourner les obsessions du moment, oserais-je une autre proposition en vue du recensement de 2023 ? Je suis tenté par un verbe d’inspiration mythologique : « pygmalier ».
Dans la mythologie grecque, Pygmalion, sculpteur chypriote descendant d’Athéna et d’Héphaïstos, a choisi le célibat : il est révolté par le comportement des Propétides, ces prostituées-sorcières qui dévorent leurs hôtes. Il cisèle dans l’ivoire la statue de Galatée. Il en devient amoureux au point qu’il l’imagine vivante. Aphrodite comble son vœu. Galatée est vivante. Pygmalion peut épouser Galatée. Le vœu puissant devient réalité.
Le regard positif
Dans la foulée, l’effet Pygmalion – aussi appelé effet Rosenthal et Jacobson – désigne une prophétie autoréalisatrice. Votre performance s’améliore si une autorité ou votre entourage croient en votre réussite. Plus ils y croient, plus grandes sont vos chances de succès.
Un domaine particulièrement intéressé par cet effet ? L’enseignement, bien sûr, où le regard de l’enseignant sur l’enseigné joue un rôle déterminant. Une expérience américaine l’a montré : 20 % des enfants d’une classe soi-disant testés d’une manière inédite sont désignés à leurs maîtres comme capables de progrès rapides. Huit mois plus tard, ces enfants ont progressé bien plus que leurs camarades[1]. Voilà un constat qui aiguilllonne tous les éducateurs.
Vous l’avez déduit : mon verbe « pygmalier » aurait pour sens « regarder positivement pour rendre meilleur ». Même si 2021 a déçu l’espoir de sortir vite de la crise sanitaire, rien ne nous empêche de « pygmalier » l’année 2022.
Les attentes possibles
Pygmalions d’abord notre société tout entière. Voyons-la déterminée comme jamais à faire communauté, c’est-à-dire à privilégier l’intérêt commun par rapport aux soucis individuels. Voyons-la capable de contagions bénéfiques. Que le dévouement altruiste, voire la fraternité, manifestés vis-à-vis des victimes d’inondations, en se diversifiant, deviennent le fait d’une majorité. Que la priorité du bien commun qui motive les vaccinés en motive de plus en plus d’autres.
Pygmalions ensuite les informateurs, devenus légion depuis que les amateurs concurrencent les professionnels. Voyons les uns et les autres soucieux d’apporter, par amour et respect de la vérité, leur assistance à l’esprit critique de leurs concitoyens.
Pygmalions les politiques. Voyons-les aptes à affronter avec bon sens et abnégation les crises, même inédites. Voyons-les restaurateurs de la politique, au sens de service rendu à la cité plutôt que de service rendu à une image personnelle avantageuse et immodeste. Voyons-les visionnaires d’avenir plutôt que cramponnés à des pseudo-certitudes dépassées.
Pygmalions les scientifiques de tous bords. Voyons-les passionnés eux aussi de vérités attestées, qu’ils mettent à la portée de tous pour étayer les décisions. Voyons-les susceptibles d’ajourner leur autosatisfaction, et de préférer la rigueur discrète à la notoriété fugace.
Pygmalions les réseaux sociaux et leurs enthousiastes. Voyons-les attentifs aux facteurs humains de la communication, avides des cumuler tous les respects, celui de la vérité, celui de la modération, c’est-à-dire in fine celui des personnes.
La liste n’est pas close. Chacun la complétera utilement.
Nos regards rivaliseront-ils avec celui de Pygmalion ? Créeront-ils un 2022 radicalement nouveau ? Nos prophéties seront-elles « autoréalisantes »? Que risquons-nous ? Autant vaut essayer. Au-delà des résultats précis, nous qui changeons notre regard, nous nous serons changés nous-mêmes. Les valeurs attendues chez d’autres, nous commençons forcément à les attendre de nous aussi. Pas de doute : sans tergiverser, pygmalions 2022.
[1]Robert A. Rosenthal et Lenore Jacobson, Pygmalion à l’école, Casterman, « Orientations », E3, 1971.