L’ambiance de rentrée scolaire me suggère cette question : les vrais influenceurs sont-ils ceux à qui on reconnaît en général ce titre ?
Même les allergiques aux réseaux sociaux connaissent par d’autres voies ces influenceurs ou influenceuses-là. « Personnes qui ont une forte présence au travers des canaux digitaux, leur permettant d’influencer le comportement d’achat ou de consommation des internautes qui les suivent »[1]. Ces adeptes sont appelés followers, c’est-à-dire « suiveurs ». Leur multiplication sert de baromètre à l’admiration béate que suscitent parfois ces bosseurs d’un nouveau style. Vous ne serez pas étonné d’apprendre que les candidats se bousculent au portillon de cette nouvelle carrière qui fait miroiter la perspective de devenir « scandaleusement riche ».
Or, de quelle influence peuvent-ils se targuer ? Sinon de celle qui vient chatouiller, émouvoir ou asticoter le consommateur hésitant pour le décider à choisir tel herbicide, tel parfum, telle tondeuse, tel restaurant, tel n’importe quoi plutôt que tel autre. Assez riquiqui comme influence, puisqu’elle pactise avec un marketing opportuniste aux seules visées lucratives.
À côté de cette emprise au spectre si réduit, quelle ampleur ne doit-on pas reconnaître à l’impact d’un enseignant sur les enfants et les jeunes qu’il rencontre ? Pour l’enfant qui entre à l’école maternelle, elle – ou il – est la première représentante, à l’extérieur de la famille, de la société où il fait ainsi des premiers pas peut-être décisifs. Si la qualité humaine d’un enseignant joue un rôle crucial dans la « petite école », elle intervient sans conteste à tous les niveaux. Toutefois l’empreinte n’est pas la même chez le jeune enfant et chez l’étudiant universitaire, doté en principe d’un esprit critique pour prendre distance et relativiser.
Bien sûr, à tous les stades, l’enseignant est d’abord là pour enseigner quelque chose. Mais, quoi qu’il enseigne, il se pose en l’adulte face à un groupe dont il est responsable. Il révèle, par ses attitudes, le secret de la relation à l’autre : il montre comment être soi non seulement sans empêcher l’autre d’être lui, mais en l’y incitant. Sa fonction lui confère une autorité, dont l’enfant a déjà expérimenté une variante auprès de ses parents. Par la façon dont le prof exerce son autorité, il démontre – implicitement ! – s’il s’inspire de l’étymologie : formé à partir du latin augere, « augmenter », le terme « autorité » désigne la faculté d’utiliser son poids personnel pour faire grandir le « subordonné ».
Autre volet de l’influence professorale : ouvrir à la liberté. D’où l’importance pour un enseignant de n’être pas engoncé dans un système qui anesthésie toute liberté de création. Car c’est lui qui va aussi – implicitement – initier à la créativité, à la joie de pouvoir mettre une touche personnelle qui valorise la conformité en la dépassant. Et comment un prof pourrait-il éveiller quiconque à la lucidité critique s’il n’est pas en situation d’exercer la sienne ?
Ceci n’est qu’un trop bref aperçu des dimensions humaines qu’embrasse l’influence des profs. Sans doute tous ne sont-ils pas toujours conscients ni convaincus que leur tâche quotidienne a cette portée. Ainsi conçue et toutes matières confondues, cette charge exaltante n’est-elle pas à la hauteur des attentes d’un jeune qui privilégie l’épanouissement personnel dans sa recherche d’une profession ?
Comment expliquer dès lors la pénurie d’enseignants ? Il est sûr que la déconsidération sociale du métier n’aide pas. Mais l’expert pédagogue non plus si le premier critère du « bon prof » devient le conformisme à des méthodes standardisées.
Pour drainer vers les écoles de jeunes idéalistes motivés, il faut laisser entrevoir que l’école offre un champ d’action rêvé aux vrais influenceurs parce qu’on lui laisse sa liberté plutôt que d’en faire, à coups de réformes épidémiques, un grand corps malade.
[1] Définition fournie par le Journal du CM : https://www.journalducm.com/influenceurs.
Publié dans La Libre Belgique, p. 41, le mardi 3 septembre 2019.