Aller directement au contenu

Une démocratie fantomatique ?

Vous marchez dans la rue. Nous sommes le dimanche 26 mai 2019. Vous vous souvenez qu’il y a dix ans, en juin 2009, vous marchiez dans la rue. Vous aviez alors le pas alerte et le cœur léger. Le sentiment vous saisissait peut-être que cette marche, en même temps que beaucoup d’autres marcheurs, vers les bureaux de vote symbolisait la démocratie en marche. Vous appréciiez à sa juste valeur ce moment privilégié où le pouvoir est pour quelques instants entre vos mains. Vous n’étiez pas euphorique. Mais raisonnablement confiant. Votre voix, pensiez-vous, allait faire chorus avec d’autres. Une harmonie, peut-être difficile, devrait émerger et faire société.

Dix ans plus tard, vous marchez de nouveau dans les mêmes rues. Il y a une stabilité, faussement rassurante, dans la localisation des isoloirs. Tant d’autres choses ont changé. Vous avez le pas et le cœur un peu plus lourds. Il vous semble que l’avenir ne vous tend plus les bras qu’avec réticence. Vous avez l’esprit hanté par quelques fantômes qui prêtent à la démocratie des visages grimaçants.

Vous tournez à droite. Quelques spectres dansottent autour de vous, sombrement colorés, du bleu au brun, voire au noir : Kazakgate, fraude fiscale éhontée, mouvement réformateur devenu déformateur, relents fascisants sous couvert de nationalisme militant… Et un peu plus loin, en arrière-fond, une étrange créature à perruque couleur paille défraîchie occupée à préparer une construction en ramassant des briques. Pressé de les laisser derrière vous, vous hâtez le pas en croyant sentir – vous savez bien que c’est psychologique, mais c’est comme réel – une odeur de soufre.

Brusquement, vous tournez à gauche. La voie est-elle plus dégagée ? Que nenni ! Plusieurs fantoches se contorsionnent pour attirer votre attention. Ils portent des tee-shirts rouges avec de curieuses incrustations. Vous lisez : Publifin, Samusocial, En avant, Marx. Vous agitez les bras pour les écarter, mais ils n’ont pas l’air de se laisser facilement intimider. À peine refoulés, ils reviennent à la charge comme pour vous barrer le chemin.

Vous continuez pourtant à marcher, même si votre moral n’est pas au zénith. Vous apercevez une dame qui va dans la même direction que vous. Elle a la mine plutôt déconfite d’une désenchantée. Vous faites des hypothèses.

Quels fantômes vient-elle, elle, de rencontrer ? Un zombi aux pieds en sang qui a dû arpenter les antichambres politiques pendant cinq cent septante et un jours avant de trouver un banc où s’asseoir ? Un pantin de chiffon qui essaye de se faire passer pour un être de chair et d’os et qui a toutes les chances d’y parvenir depuis que l’illusion et le mensonge harcèlent la vérité ? Un vampire qui, plutôt que d’affronter avec respect et raison ses adversaires,  n’a d’autre souci que de les mordre pour les laisser gisant au sol, exsangues, inutilisables pour l’électeur ? Ou un autre ? Vous n’osez pas demander à la dame lequel l’a traumatisée.

Vous essayez de vous secouer. « Et si tu prenais sur toi ? Il y a encore de la marge. D’acccord, stimulé par tous les dérapages, l’extrémisme gagne du terrain. Il use de la démocratie comme d’une arme contre la démocratie. Mais c’est à toi de lui disputer, avec tous les modérés, un espace où l’humainl soit possible. »

Vous voilà presque arrivé. Pas de files dissuasives. Près de l’entrée, deux jeunes gens jouent les poteaux indicateurs. Tiens donc ! Ils ont des gilets jaunes. Vous vous interrogez sur les états d’âme de tous ces citoyens, tout compte fait modèles, puisqu’ils remplissent leur devoir. Au fond d’eux-mêmes, croient-ils encore en la démocratie ? Sont-ils là avec l’intention de lui donner un coup de main ou un coup de poing ? Comment savoir ? Et il n’y a pas de raison de vouloir savoir ce que voile l’isoloir. Vos bulletins sont dans l’urne. Garantie que vos attentes seront rencontrées ? Bien sûr que non. Mais assurance d’avoir, en ce geste au moins, contribué au débat qui ne fait que commencer et que personne ne pourra empêcher. Si son issue ne vous satisfait pas, pour l’exprimer, vous adopterez la méthode désormais inévitable. Vous marcherez dans la rue.

Publié dans La Libre Belgique, p. 39, du vendredi 31 mai 2019.

Publié dansDémocratiePolitiqueSociété