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La pantalonnade des programmes électoraux

Le bulletin de santé de la démocratie est démoralisant. Le symptôme le plus voyant en est la présence quasi permanente désormais des citoyens dans la rue. Des gilets jaunes en France aux marches du jeudi pour le climat, en passant par les vendredis algériens, les mobilisations récurrentes, qui « ne lâchent rien », quelles que soient les réponses apportées, concrétisent une insatisfaction perpétuelle et sans fin vis-à-vis de la démocratie.

Pourquoi ? Bien sûr, les scandales d’abus de pouvoir, de malversations ou de corruptions expliquent en partie ce ras-le-bol. Qui accepterait d’être représenté par un escroc ou un tricheur ? Mais, plus fondamentalement sans doute, se généralise l’intuition que le fil s’est rompu entre le citoyen et l’élu, que le vote n’aboutit plus à faire exécuter la volonté du citoyen. Or, si le processus électoral tel que nous le connaissons se dégrade, une raison, peut-être majeure, me paraît être une dérive dans l’usage des programmes électoraux.

Le sens commun voudrait que ceux-ci aident le citoyen à préciser son choix en toute lucidité critique. Mais, comme en témoignent les protestataires qui colonisent l’espace public, le sens commun et les pratiques politiques ne font plus bon ménage. Les programmes politiques le confirment de plusieurs façons.

Première nécessité : que les projets respectifs soient accessibles à tous. Grâce à internet, les textes sont disponibles pour (presque) tous. Mais l’accès matériel n’est pas tout. Il faut prendre la mesure du contenu. Or savez-vous ce que requiert de vous l’accès aux intentions des principaux partis ? Sur la quinzaine qui nous sépare des élections, apprêtez-vous à lire 2045 pages[1]. Les formations politiques – par ordre alphabétique –, le CDH (402 pages), Défi (585 p.), Écolo (109 p.), le MR (282 p.), le PP (23 p.), le PS (799 p.), le PTB (247 p.), en un ou plusieurs tomes, vous confient leurs objectifs. Pareille surabondance rend inutile toute prévision quant au nombre de lecteurs de l’œuvre complète, ou même de certains de ses volumes. Trop de programme tue le programme.

Conscients de l’énormité de la tâche, les médias consacrent un nombre impressionnant de pages à faire émerger l’essentiel ou le plus marquant. Tentative de clarifier ou de simplifier, louable en soi, mais elle-même pléthorique. Plusieurs tests ont été conçus : une série de questions vous permettent de diagnostiquer de quel parti vous êtes le plus proche. Le processus est intéressant. À titre personnel, j’ai ainsi découvert que je suis très proche de trois partis, pratiquement à égalité de sympathie. D’autres que moi ont sûrement été davantage éclairés. Mais l’impression me reste que, pour une bonne volonté moyenne comme la mienne, cet envahissement des programmes apporte au moins autant de confusion que de clarté.

Mais ce n’est pas tout. Voici que les programmes deviennent une arme de combat. Pour rendre un adversaire – Écolo en l’occurrence – rébarbatif, un parti – le MR – s’empare de son programme. Il invente des mesures qui ne s’y trouvent pas, impopulaires, soi-disant logiques par rapport aux principes de base dudit parti. Quelle gageure nouvelle proposée à la sagacité du citoyen ! Pour se faire un avis, confronter le programme même d’un parti, pensum à lire, avec la caricature fausse qu’en dessine un parti adverse. Ces tactiques confinent au rocambolesque et à l’indécence.

Allons jusqu’à supposer, par impossible, que le citoyen en quête d’informations fiables arrive à maîtriser un ou plusieurs programmes. A-t-il franchi l’obstacle ? Pas du tout. La constitution du gouvernement, en 2014, l’a démontré. Le seul parti francophone au pouvoir ne s’est pas contenté de laisser au vestiaire certaines promesses. Il a fait le contraire des engagements pris dans son programme : il a pactisé avec la NVA, accepté un saut d’index et porté l’âge de la pension à soixante-sept ans. Sans pouvoir contester à ce parti le leadership en matière de mauvaise foi, il faut reconnaître que « les autres le font bien » à l’occasion. À quoi bon dès lors s’imprégner de programmes dont chaque mesure risquerait d’aboutir à son contraire après les élections ?

Comment sortir de cette spirale négative ? Cela paraît infaisable dans l’immédiat. Deux idées peuvent toutefois à moyen terme court-circuiter les programmes politiques et les rendre obsolètes.

La première est le RIC (référendum d’initiative citoyenne). Sur quels points, selon quelles procédures, dans quels délais, avec quelle information le citoyen serait-il appelé à se prononcer ? Comment éviter d’instaurer une sorte de référendum permanent où la prise d’une décision démocratique pomperait toute l’énergie au détriment de l’action et du bien commun ? Il y aurait bien du chemin à parcourir pour y arriver.

La seconde suggestion n’est autre que le mandat impératif. Il est défini comme suit : « un pouvoir délégué à une personne ou à une organisation désignée afin de mener une action prédéfinie et selon des modalités précises auxquelles elle ne peut déroger. » Le citoyen mandate le politique pour réaliser tel programme précis et le démet si le résultat n’est pas conforme au mandat.

Dans le cas du RIC comme dans celui-ci, un lien direct se restaure entre citoyen et action politique. L’homme politique perd le statut de représentant pour celui d’exécutant. La démocratie y gagne-t-elle et survit-elle si plus aucun mandataire politique n’a le droit d’être visionnaire, au sens positif du terme, c’est-à-dire capable d’inventer, en fonction de données nouvelles, une voie imprévue vers le bien commun ?

Quoi qu’il en soit de ces hypothétiques « avancées », le 26 mai prochain, nous aurons à soutenir la démocratie en élisant des représentants « à l’ancienne ». Voterons-nous pour des personnes plutôt que pour des programmes ? Peut-être. En nous disant que certaines personnes sont en elles-mêmes des programmes ? Et parmi les personnes, à cause de leurs actes, certaines sont crédibles. D’autres ne le sont pas.


[1] Sauf erreur ou omission involontaire.

Publié sur le site de La Libre Belgique, le samedi 18 mai 2019 à 14 h 04.

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