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Epidémie d’Epiménide

Épiménide de Cnossos. Le nom vous dit-il quelque chose ? Ce Crétois est resté dans l’Histoire parce qu’on lui a attribué la fameuse affirmation : « Tous les Crétois sont des menteurs. »

Phrase dont les philosophes antiques ont fait le paradoxe par excellence. Car, si Épiménide dit vrai, l’assertion est fausse, puisqu’il est lui-même Crétois. Donc pas de vérité. Si Épiménide ment, forcément l’énoncé est faux. Donc pas de vérité non plus. Tel est le paradoxe : une indéniable contradition de départ – dire vrai vs mentir – mène à des conclusions non contradictoires.

Toutes proportions gardées, bien des situations d’aujourd’hui nous entraînent dans une impasse un peu comparable. Les Épiménide – gens en face desquels il est impossible de dire s’ils sont dans le vrai ou non – se multiplient, ce qui hypothèque l’accès à la vérité. Un exemple récent et probant est offert par le Premier Ministre en personne. Dans une interview de rentrée, il traite syndicats et socialistes de menteurs. Or, lui-même a construit son gouvernement sur un mensonge : après avoir juré ses grands dieux de ne jamais gouverner avec tel parti, il a décidé de faire équipe avec lui. Dès lors, comment jauger son affirmation que « les syndicats sont des menteurs » ? Vérité ou contrevérité ? Sincérité ou duplicité ? Allez savoir…

La falsification n’est pas une exclusivité belge. Le Washington Post a parcouru la première année de la présidence Trump. De son déluge de propos, tweetés ou non, le journal extrait exactement deux mille et un mensonges, prononcés en trois cent soixante-cinq jours. Or, le Président accuse quasi tous les jours les médias de mensonge : toute information qui ne lui est pas favorable est taxée de fake news, « information truquée ». Une certaine logique voudrait que la condamnation d’un menteur invétéré accrédite plutôt le fait rapporté. Mais sans doute cet Épiménide new-yorkais énonce-t-il aussi parfois, de-ci de-là, quelque vérité. Allez savoir… Toujours est-il que ce faussaire contribue à abattre le mur qui, dans l’idéal, séparerait vérité et mensonge.

Le monde économique, du haut de sa pseudo-objectivité, est-il prémuni contre les Épiménide ? Loin de là. Ils sont au contraire les pions d’une stratégie orchestrée pour tromper l’opinion et les décideurs politiques. Le journal Le Monde a épinglé le cas d’Henry Miller, biologiste américain connu pour sa présence dans les médias. Ce Miller est devenu persona non grata quand il a été montré que nombre d’écrits signés de sa main avaient été rédigés par des employés de Monsanto. Et orientés dans le sens que vous devinez. En la circonstance, l’Épiménide est ce ghostwriter, ou « auteur fantôme » ; déjà répéré pour ses « expertises » pharmaceutiques, le voici désormais « expert » en matière chimique et agrochimique, y compris dans les publications dites scientifiques et les revues réputées savantes. Alors ? Toxique ou inoffesif, le glyphosate ? Allez savoir…

Rien n’empêche d’inclure dans cet inventaire très loin d’être exhaustif les responsables religieux coupables de n’avoir pas dénoncé les déviances sexuelles d’individus dépendant de leur autorité. Mentir par le silence, par omission, c’est toujours mentir. Et l’attitude est d’autant plus choquante de la part de porte-parole d’une vérité dite transcendante. Faut-il leur emboîter le pas quand ils parlent ou se taisent à d’autres sujets ? Allez savoir…

Admettons-le : ces Épiménide médiatisés ont leurs pendants dans notre quotidien plus discret, où les « gens de confiance » ne se bousculent pas non plus au portillon. Mais leur rôle public confère à ces personnes une responsabilité particulière quand il s’agit de se situer face à la vérité. Leurs mensonges sont dévastateurs. Ce serait un moindre mal s’ils ne sabordaient que leur propre crédit. Mais l’exemple qu’ils donnent, en semant à tous vents le doute, l’incertitude et la méfiance, ne risque-t-il pas de décourager toute recherche sérieuse et authentique de vérité ?

Publié dans La Libre Belgique, p. 41, le 13 septembre 2018.

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