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Le parti, c’est mourir un peu

Les temps sont calamiteux pour les idéaux politiques, les rêves démocratiques et même les aspirations humanistes. Nombre de femmes et d’hommes tenus jusque-là pour responsables du bien commun sont démasqués : ils ont tiré parti – c’est le mot qui fait mal – de leur position pour transférer l’argent de la poche des citoyens dans la leur. Les plus démunis sont les premières victimes. Non seulement quand il s’agit de gruger un SAMU social, mais chaque fois qu’un denier public est escroqué par le privé : les économies entraînées pour compenser frappent toujours de manière inversement proportionnelle à la catégorie sociale de la vache à lait compensatrice.

Les révélations successives de ces abus ont provoqué une nausée quasi générale et bien compréhensible. La révolte logique qui a suivi a trouvé sa cible. Les partis. Incapables d’empêcher leurs membres voleurs d’opérer, voire suspects d’avoir sponsorisé leurs traficotages, ils étaient immanquablement dans le collimateur. Tous les partis ou seulement certains d’entre eux ? Mon titre, qui paraphrase le vers bien connu d’Edmond Haraucourt, prend plutôt parti.

Criblé de tics et d’habitudes, le parti d’aujourd’hui pourrait être (devenu) un obstacle à la démocratie. Les « inventeurs de la politique » – les Grecs et les Romains d’après Moses I. Finley, ont agi politiquement sans créer de partis, au sens de groupes structurés et organisés. Imaginez qu’on écrive ceci à propos de notre parlement : Sur les sujets controversés, le débat était « réel » : il n’y avait pas de ligne officielle de parti, ni de mots d’ordre, ni de mécanismes déterminant à l’avance le vote final sans égard aux discours prononcés. […] comme il n’y avait ni bureaucratie ni parti, une participation personnelle directe était constamment nécessaire[1]. Déception : la description s’applique à l’assemblée du peuple dans la démocratie athénienne.

Il faut en prendre son parti : l’assemblée ouverte à tous les citoyens qui viendraient y « faire la politique » est de nos jours inconcevable. Il faut donc que le citoyen désigne son représentant. Dans l’idéal, le vote est une délégation d’homme à homme, comme si l’électeur disait : « Je te fais confiance. Tu  me représenteras parce que c’est ton programme qui répond le plus à mes attentes. » La notion de parti est évidemment secondaire par rapport à ce face-à-face entre l’électeur et l’élu. Elle naît assez naturellement : l’élu se rapproche des autres élus qui partagent le même point de vue que lui.

Dans la république romaine, un regroupement de fait s’opère, qui distingue les aristocrates (optimates) des défenseurs du peuple (populares), mais il s’agit là de tendances et non de blocs structurés : preuve en est qu’il n’existe pas d’étiquette officielle pour les désigner. Auprès de la population, la personnalité du candidat reste le critère qui détermine la préférence.

Quand le parti s’organise en appareil, ne fait-il pas tomber un écran entre l’électeur et l’élu ? Chacun des deux n’y perd-il pas une bonne part de sa liberté d’initiative ? Dans le contexte belge, c’est sans doute l’impression que ressent souvent le citoyen, témoin de l’omnipotence des présidents de partis, notamment dans la désignation des ministres. Mais, jusqu’il y a peu, les partis conservaient leur caractère d’évidences pour rendre possible la démocratie.

Les récentes révélations de scandales divers ont quelque peu changé la donne. Non seulement des partis n’ont pas pu empêcher certaines brebis de devenir galeuses, mais ils ont laissé mettre en place des mécanismes favorisant l’enrichissement personnel aux frais du contribuable. L’opinion fait chorus pour réclamer un assainissement radical des partis. Mais la véritable désinfection de la démocratie ne requerrait-elle pas leur suppression ?

Depuis un bon moment déjà, certains signes ne trompent pas quant à la désaffection des citoyens vis-à-vis des partis. Au départ, Écolo a dû une part importante de son aura à sa physionomie d’« antiparti », mais n’a pas réussi à maintenir pure cette ligne bien longtemps. Beppe Grillo, en Italie, avec le « Mouvement cinq étoiles » et Pablo Iglesias, en Espagne, avec « Podemos » ont rallié les suffrages de ceux qui ne voient plus aucun avenir dans aucun parti en place. Plus récemment, en France, Emmanuel Macron a tracé la voie qui l’a mené à l’Élysée en marge de plusieurs partis, sans appartenir foncièrement à aucun d’entre eux. Mais « La République en marche » a tout de suite surgi du néant. Zut ! Un parti, même si ceux qui y œuvrent  parlent plutôt de « mouvement ».

L’encroûtement politique des démocraties occidentales rend inconcevable un système où chaque élu garderait son autonomie pleine et entière, son indépendance, face aux électeurs. Les mille et une objections pratiques qui viennent d’emblée à l’esprit confirment le caractère utopique de l’entreprise : l’évolution de la démocratie dans l’Histoire ne peut être effacée d’un seul coup pour un retour à une sorte de virginité. Pour le réformateur éventuel, la réalité telle qu’elle est s’impose comme partenaire incontournable.

Dès lors, il faut bien tendre de nouveau la perche aux partis. À eux de revoir leur façon d’être. En privilégiant tous les modes de fonctionnement qui choisissent l’expression et l’initiative personnelles des membres plutôt que le caporalisme, l’esprit de solidarité plutôt que l’esprit de corps, la clarté qui permet un contrôle mutuel plutôt qu’une opacité génératrice de tous les soupçons.

En matière de « particratie » – usage corporatiste du pouvoir – interne et externe, tous les partis ne s’équivalent pas. Ni dans leurs pratiques actuelles ni dans les orientations nouvelles que la présente crise les oblige à inventer. Au citoyen d’ouvrir l’œil. S’il n’a pas de parti pris sur le parti à prendre, un critère peut être intéressant : quel est le parti le moins dirigiste, celui où les candidats meurent le moins à eux-mêmes, à leurs rêves et à leurs idéaux ?


[1] Moses I. Finley, L’invention de la politique, Paris, Flammarion, « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1985, p. 119.

Publié dans La Libre Belgique, pp. 36 et 37, le mardi 18 juillet 2017.

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