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L’heure des leurres

En croyez-vous encore vos yeux et vos oreilles ? À qui et à quoi se fier aujourd’hui ? Je vous le demande. C’est un peu comme si la vérité avait perdu son statut et son aura. Comme si la réalité était devenue malléable à souhait, matériau neutre et inerte offert à tous les usages.

On sait que, de tout temps, (presque) tous les philosophes et les non-philosophes ont convenu que la Vérité Absolue, à supposer qu’elle existe, est de toute façon inatteignable par l’homme. Pour s’en approcher, il adopte forcément un point de vue, qui n’exclut jamais qu’il y ait d’autres points de vue possibles. Le mythe de l’objectivité sans faille ne résiste pas au bon sens commun. Mais un abîme sépare celui qui vise à être objectif, tout en étant conscient qu’il s’agit d’un horizon, et celui qui pousse la subjectivité jusqu’à faire fi de tout effort d’adéquation avec la réalité.

« Rien de très nouveau », risquerait-on de dire en songeant que les quiproquos, canulars, impostures et autres mystifications remontent à la nuit des temps. Ils ont fleuri dès l’Antiquité, notamment dans le théâtre comique, et continué à faire florès chez les humoristes, par exemple ; mais leur emploi dans la « vraie vie » est demeuré plutôt l’exception. Depuis quelques années, on pourrait craindre que cette exception soit devenue la règle.

 En politique, on a souvent concédé que l’homme politique qui prétend « parler vrai » tire inévitablement la couverture de son côté et présente la réalité de façon quelque peu tendancieuse. L’esprit des électeurs est censé être sensé et faire le reste. De là à promettre l’irréaliste ou à contredire dans les faits des engagements pris, il y a une marge que certains ont franchie de plus en plus fréquemment.

Mais nous en arrivons maintenant à un stade bien plus « avancé » : le recours aux fake news. Si vous êtes allergique aux anglicismes, sachez qu’une traductrice comme Bérengère Viennot[1] souligne la difficulté de trouver l’équivalent en français. Des approximations comme « fausse information », « désinformation » ou « information fallacieuse » pèchent toutes un peu, de son point de vue, par rapport au sens précis de fake news dans la culture américaine.

Si l’on va jusqu’à adopter l’étiquette de « faits alternatifs » ou de « vérité alternative », on intègre les fake news dans la catégorie des faits et de la vérité : à côté d’un fait ou d’une vérité, il y aurait son pendant, fabriqué de toutes pièces. En le plaçant sur le même pied, on lui confère une pseudo-légitimité : n’importe quoi peut accéder au rang de fait ou de vérité et venir étayer une pseudo-démonstration.

De récentes campagnes électorales, mais aussi des déclarations politiques en tous genres ont laissé apparaître une absence totale de scrupules quant à l’usage de ces informations bidon – tiens ! une autre traduction possible –, qui n’ont rien de bidonnant et élèvent le bidouillage au rang de méthode politique courante. Particulièrement chez les extrémistes de tous bords, puisque le postulat consiste à boycotter les valeurs humaines reconnues.

Pour tenter d’endiguer cette débâcle intellectuelle et morale, les initiatives se multiplient : moteurs de recherche, sites d’information, médias de tous bords cherchent des moyens d’action. Comment empêcher ces faits et vérités parasites de se répandre pour éviter que les simples mortels que nous sommes soient désemparés et paralysés de doute face à la moindre information ? On conçoit bien la difficulté de l’entreprise dans un monde qui a privilégié à l’extrême la circulation libre de l’information.

Souhaitons-leur pourtant de tenir la gageure. Quelle activité humaine pourrait encore s’exercer si tout message devenait suspect de mensonge ? Vous seriez en train de vous demander si ce que vous lisez ici est bien mon propos ou si, pour des raisons obscures et liées à quelque complot, vous êtes la victime d’un leurre.


[1] Auteure de Traduire Trump, un casse-tête inédit et désolant, pour le magazine américain en ligne Slate.

Publié dans La Libre Belgique, p. 53, le jeudi 11 mai 2017.

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