En 1996, une Ministre de l’Éducation de la Communauté française promettait sans rire : « Tous bilingues en l’an 2000 ! » Faut-il dire que l’opération s’est limitée à l’effet d’annonce et que les moyens exigés par ce tour de force n’ont jamais été mis en œuvre ? Presque vingt ans plus tard, à supposer que la maîtrise du néerlandais ait progressé chez certains jeunes, on reste à mille lieues de l’objectif claironné. C’est attristant.
Comme consolation, je voudrais évoquer un « bilinguisme » d’un tout autre genre. Ni projet d’un ministre en mal de notoriété, ni un chantier pédagogique nouveau, ce bilinguisme existe depuis des siècles : qui apprend le latin apprend ipso facto le français.
Il y a quelque temps, défendant la spécificité de sa discipline, une philosophe[1] affirmait : « Prétendre n’enseigner la philosophie qu’à travers d’autres disciplines, c’est aussi absurde que de croire que l’on peut enseigner le français dans les cours de latin ou l’histoire dans ceux de géo. » Ce rapprochement risque d’induire en erreur. Dans le cas du latin l’absurdité n’existe que si on prétendait n’enseigner le français que dans un cours de latin, en faisant un sort au cours de français sui generis. Mais si l’un vient épauler l’autre, il est des plus logique que la maîtrise de la langue maternelle progresse. Voyons sur quoi repose cette connivence indéfectible.
D’abord l’étude du latin construit une sorte de marchepied linguistique. Parce que le latin est « autre chose », décalé dans son système par rapport au français, il oblige, pour être compris, à se poser de bonnes questions élémentaires. Qu’est-ce qu’un mot ? Quelles sont les catégories de mots ? Comment les mots varient-ils ? Quels signes un texte adresse-t-il à son lecteur ? Où et comment les détecter ? Comment les interpréter ? Pour le jeune élève, cette capacité – voire ce plaisir – d’observer une autre langue confère un autre statut à sa langue maternelle : l’outil acquis par mimétisme et intégré dans une routine apparaît comme une machine démontable dont on peut distinguer tous les rouages. Le conducteur du véhicule devient mécanicien. Et quand il approche d’autres langues modernes que la sienne, ce mécanicien s’en trouve plus à l’aise.
Ensuite, en traduisant, le latiniste découvre l’infinité des nuances possibles dans l’expression d’une idée. Comprendre un texte, c’est rejoindre la pensée de l’auteur telle qu’en elle-même et non telle que le lecteur la veut. Traduire le texte, c’est disparaître sans laisser d’autres traces que les mots choisis pour créer un face-à-face avec l’auteur du texte. Pour se rapprocher de cette perfection inatteignable, le jeune est amené en permanence à faire l’inventaire des ressources dont il dispose en matière de vocabulaire, de grammaire, de style. Il perçoit aussi l’intérêt de compléter et d’affiner sans cesse la panoplie de ses moyens d’expression.
Le raisonnement vaut pour tout élève latiniste, quelle que soit sa langue maternelle. Mais si celle-ci est le français, s’ajoute l’avantage conséquent que la plupart des mots français viennent du latin. Des statisticiens se sont ingéniés à calculer que, dans un article économique du Monde, 90,6 % des mots sont d’origine latine ; on monte à 93 % si l’on dissèque un roman de Simenon[2]. Avec l’étymologie latine, plus de 90 % des mots français gagnent en épaisseur et en saveur. Ils en deviennent familiers.
Vise-t-on une meilleure maîtrise de la langue française ? L’efficacité incontestable de ce « bilinguisme » trop peu reconnu plaide non pas pour la survie, mais pour le développement des cours de latin. Sans aller bien sûr jusqu’à proclamer : « Tous latinistes en 2020. »
[1] Laurence Bouquiaux, présidente du département de philosophie à l’Université de Liège, interview publiée dans Le Vif/L’Express n° 3357 du 6/11/2015, pp. 45-46.
[2] Jean Bouffartigue et Anne-Marie Delrieu, Trésors des racines grecques, Paris, Belin, 1990, p. 14.