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Petites haines ordinaires

Les flambées de haine abasourdissent et pétrifient. Les tours de Manhattan, le massacre de Charlie Hebdo, la tuerie à l’université de Garissa au début d’avril, mais aussi les bains de sang quasi quotidiens – comme à Palmyre, il y a peu – dont sont victimes des minorités religieuses en Afrique, toutes ces tueries révulsent la plupart d’entre nous. Cyniquement spectaculaires, elles visent à terroriser des populations entières. Même si les gens concernés refusent la peur et gardent leur mode de vie habituel, ces opérations n’en sont pas moins effrayantes : elles montent en épingle une des facettes les plus noires de la nature humaine, la capacité de haïr.

De tels agissements seront souvent qualifiés de « monstrueux » par le commun des mortels. Le monstre est celui qui se distingue à tel point de la norme qu’il paraît avoir quitté l’espèce humaine. Il est tout autre. Il nous semble que nous n’avons plus rien en commun avec lui. Notre horreur devant les explosions de haine signifie-t-elle que la haine nous est étrangère, à nous qui serions les bien-pensants ? Ou ces férocités extrêmes ne seraient-elles que la partie émergée de l’iceberg ? L’expérience des haines quotidiennes est révélatrice à cet égard.

Comment qualifier les propos hostiles, malveillants, diffamatoires, insultants, racistes – ou « simplement » bêtes et méchants – dont le nombre explose sur les réseaux sociaux à toute occasion, au point qu’il devient urgent d’exercer une répression adéquate ? Quel sentiment anime l’être humain qui en dénigre, harcèle, ridiculise d’autres, leur pourrit la vie et parfois les pousse à en finir avec elle ? Les facilités nouvelles de communication ont multiplié les manques de respect, qui, bien sûr, paraissent « peu de chose », en regard d’un attentat, mais n’en contribuent pas moins à banaliser, sinon à normaliser, le venin et le fiel.

Comment qualifier l’état d’esprit de ces quelques « justiciers » qui, par un dimanche d’avril, manifestent devant le domicile d’un ancien juge, décidé à offrir le gîte à un libéré conditionnel ? Ils veulent lui enseigner qu’un délinquant, même libéré et repenti, reste détestable et doit être assez détesté pour n’être accueilli et logé nulle part.  Deux groupuscules rivaux noyautent ce rassemblement étique en s’agonissant d’injures. Quant au bourgmestre qui n’a pas « protégé » le sol de sa commune, il se fait taxer de « protecteur des pédophiles ». Dérapages mineurs ? Ou symptômes, à une autre échelle, d’une atrophie s’aggravant de la conscience humaine ?

Comment qualifier les échanges d’invectives entre politiciens ? Est-il plus honorable de traiter l’adversaire politique de hussard, de facho, de revanchard ou d’irresponsable ? Là aussi, le citoyen pourrait trouver des critères d’élection : en essayant d’évaluer quels partis – mais surtout quels individus – montrent le taux de malveillance le plus contrôlé et  lesquels consacrent plus d’énergie au bien commun qu’aux querelles partisanes. Plus médiatisés que la moyenne, les politiques jouent les diapasons de l’indélicatesse ordinaire. Mais l’indélicatesse n’est-elle pas la première marche vers de la détestation ?

Sans doute ces quelques exemples de haines quotidiennes sont-ils hors de proportion avec les déferlements de violence évoqués au départ. Pourtant, chacune de ces haines collectives et massives a  exigé un nombre d’exécutants chacun assez haineux pour soutenir la cause et passer à l’acte. C’est en chaque conscience personnelle qu’hésite puis penche la balance entre l’amour et la haine du genre humain. « Il n’y a point de petite haine. La haine est toujours énorme. Elle conserve sa stature dans le plus petit être et reste monstre. Une haine est toute la haine. Un éléphant que hait une fourmi est en danger », écrit Victor Hugo dans L’Homme qui rit.

Ce constat est plus encourageant que désespérant. Au lieu d’attendre des autres ou d’un miracle un reflux de la haine, chacun découvre que le levier – même s’il est réduit et modeste – se trouve entre ses mains.

Publié dans La Libre Belgique, p. 55, le vendredi 5 juin 2015.

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