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Comment faire son humanité ?

Cette question se pose à chacun d’entre nous : comment mener notre vie pour nous accomplir en tant qu’êtres humains ? Question d’adulte ? Peut-être. Mais, pour chaque adulte, la manière de se la poser et d’y répondre se prépare dès le berceau – et même avant. Chaque instant de vie humanise. Ou déshumanise. L’éducation est-elle autre chose que l’organisation la plus adéquate de ces instants de vie pour que le facteur humain y soit prépondérant ? Le plus lourd de cette entreprise repose sur les parents, mais bien d’autres personnes apportent leur contribution régulière ou occasionnelle : tous jouent le rôle de « prototypes humains », au contact desquels l’enfant que nous avons été a assimilé le matériau de base pour se construire comme humain.

Dans ce processus, l’école – à tous ses niveaux – prend une place dont personne ne nie l’importance. Jusqu’il y a peu, en parlant d’un jeune engagé dans l’enseignement secondaire, il était habituel de dire qu’« il faisait ses humanités ». Implicitement, l’expression renvoie à l’idéal des humanistes : elle se fonde, comme le souligne Michel Zink, « sur la conviction que l’on devient soi-même et que l’on s’arme pour la vie par une confrontation avec les grands textes du passé, et par une confrontation personnelle, en les lisant, en les traduisant, en les comprenant, en les commentant, en les imitant par soi-même[1]. Il ajoute que, de son point de vue, cette conception de l’éducation a disparu ; il parle à des Français, mais le propos est facilement exportable.

Souhaitons que la Fédération Wallonie-Bruxelles maintienne la possibilité que les langues anciennes gardent ce rôle humanisant dans la formation. Mais il ne touchera de toute façon qu’une petite minorité. Tâchons dès lors de préciser quels apports des humanités gréco-latines sont à préserver en priorité, même si c’est par d’autres voies.

L’apport le plus flagrant est d’enrichir et d’élargir la maîtrise de la langue maternelle, le premier et le plus puissant tremplin dans la construction de soi : chaque langue donne accès à une culture au cœur de laquelle chacun découvre ce qui importe pour lui et se forge une identité[2]. L’école amène l’enfant à prendre distance par rapport à la langue qu’il parle « naturellement » ; elle lui ouvre par là des possibilités nouvelles de comprendre et de dire. Prétention que n’ont pas du tout les langues « de service » : celles-ci visent seulement à assurer une communication efficace et fonctionnelle. En multipliant les apprentissages de langues diverses parallèlement à celui de la langue maternelle, on risque d’anesthésier la langue de culture, réduite elle-même au statut de langue de service ; on ne permettrait pas à l’individu d’explorer toutes les facettes de son identité et on se cantonnerait dans une humanité étriquée et comme racornie.

Le même racornissement entache-t-il la trop fameuse « compétence », panacée des pédagogues du moment ? La définition officielle – aptitude à mettre en œuvre un ensemble organisé de savoirs, de savoir-faire et d’attitudes permettant d’accomplir un certain nombre de tâches[3] – pourrait donner à croire que tout savoir qui ne fait pas l’objet d’une mise en œuvre doit forcément être catalogué comme un « savoir mort », à bannir de l’école. C’est là qu’intervient une autre qualité des langues anciennes : leur gratuité. Elles échappent à toute tentation d’utilitarisme à la petite semaine. Elles impliquent patience et longueur de temps pour qu’au contact familier de femmes et d’hommes éloignés dans le temps se façonne un homme d’aujourd’hui. Tout enseignement humaniste gardera ce souci d’échapper aux contraintes d’un utilitarisme déifié et soutiendra que c’est le propre de l’homme de ménager une certaine distance par rapport au quotidien[4].

Peut-être l’humaniste sera-t-il rassuré de remarquer le premier objectif assigné à l’enseignement par les pouvoirs publics: promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves[5] pour les préparer à « être des citoyens responsables ». L’idéal d’autonomie de l’individu, qui fut celui des Lumières, semble bien la voie indiquée. On ne peut que s’en réjouir. Mais les directives qui corsètent de toutes parts le système scolaire et en particulier les enseignants s’inscrivent-elles dans cette logique ? Ce n’est pas sûr. Or, si l’école est appelée à développer chez les élèves les qualités essentielles de l’être humain pour qu’ils accèdent à l’autonomie, il paraîtrait élémentaire qu’ils côtoient, dans l’école, des êtres autonomes.

On est loin du compte. Les réformes successives de l’enseignement ont de plus en plus resserré l’étau autour des écoles et des enseignants. Témoignage d’un enseignant idéaliste en colère, un pamphlet récent a souligné et dénoncé l’intrusion des pédagogues et de leurs admirateurs politiques dans le quotidien de l’école[6]. Même si le propos n’échappe pas à l’outrance – de l’aveu même de l’auteur –, nombre d’enseignants se rallient à cette analyse : les directives pédagogiques, les contraintes administratives « pour être en ordre », la réforme de l’inspection, les contrôles multipliés, les décrets tous azimuts… font de l’école tout, sauf un espace de liberté et de créativité pédagogiques. Comment donc ? L’enseignant serait en train de faire découvrir à ses élèves les promesses d’une autonomie dont il est lui-même dépossédé ? C’est irréaliste. Ce sont les actes et l’exemple qui éduquent, là où paroles et théories restent souvent stériles.

Pouvons-nous rêver que, pour nourrir leur conception de l’autonomie, les cochers de l’attelage pédagogique iraient relire le propos incisif de Kant ? « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. (…) Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement [7]! » Ainsi éclairés, les responsables encourageraient tous les acteurs de l’école à « se servir de leur propre entendement ». Cette confiance serait payante. Elle rendrait à la démarche éducative toute sa densité humaine. Car il est vrai que, quand elle prend le relais de la famille, l’école demeure un lieu de vie autant que de savoir. Le savoir n’y sera humaniste et humanisant que s’il est partagé dans une communauté de vie dont tous les membres, jeunes et adultes, interagissent pour faire grandir leur humanité.


[1] Michel Zink, Les humanités et la formation de l’esprit,1er octobre 2001

 (http://www.asmp.fr/travaux/communications/2001/zink.htm).

[2] On peut lire à cet égard l’ouvrage de Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann : L’avenir des langues. Repenser les Humanités, Paris, Les Éditions du Cerf, 2004.

[3] Selon le Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, plus communément appelé Décret « Missions », article 5.

[4] Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, op. cit., p. 9.

[5] Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, plus communément appelé Décret « Missions », article 7.

[6] Frank Andriat, Les profs au feu et l’école au milieu, Waterloo, Renaissance du livre, 2013.

[7] Immanuel Kant, Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ?, Berlin, 1784.

Publié dans la revue Reliures, 31, Automne-Hiver 2013, pp. 14 et 15.

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