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L’enseignement ? Le champ du signe

 Efflorescence de remarques, d’interrogations, de leçons à tirer, de dissertations en tous sens…  Une fois encore, la maîtresse PISA a distribué les bulletins. Pour les enseignants de la Communauté française, c’est, une fois encore, une période difficile à vivre : trop souvent, les commentaires  surenchérissent dans la critique. Déjà cibles des inquisitions quotidiennes d’une administration de plus en plus tatillonne, peu propices à leur donner confiance en eux-mêmes, cibles aussi des réclamations et des recours de plus en plus fréquents de la part des « clients » de l’école, les profs deviennent tous les trois ans cibles d’une instance internationale qui vise au bien général de l’enseignement dans le monde. Et le moral en prend un coup supplémentaire, parce que le négatif prend le dessus et colore tout en noir.

La raison en est que l’accueil réservé à PISA par les médias et, dès lors, par l’opinion publique gauchit l’interprétation des données. S’il est vrai que chaque système d’enseignement peut, à la lecture de ses scores, trouver des incitations aux changements nécessaires, il est vrai aussi que l’attention se focalise à tort sur le classement international. Des experts[1] ont souligné des impertinences de comparaison : les écarts importants – jusqu’à 40 % – entre les taux de scolarisation dans la classe d’âge considérée – quinze ans –, les disparités dans la pratique du redoublement – dans certains pays, les élèves testés suivent des programmes d’étude différents dans des années différentes, etc. Bref, les comparaisons sont pour le moins relatives… Or on compare à qui mieux mieux, pour la gloire des enseignants flamands ou coréens, cette fois-ci.

Comment retrouver du tonus mental lorsqu’on ne figure pas sur les podiums ? En considérant moins le message explicite de PISA que son langage implicite. Que nous exprime, entre les lignes, l’extraordinaire investissement, en moyens financiers et humain, d’un programme aussi ambitieux ? Que l’enseignement vaut bien cette dépense. Qu’il est un pilier du développement humain et du progrès universel. Que toute contribution à son bon fonctionnement, même imparfaite et perfectible, vaut la peine. À mots couverts, PISA nous crie : « Vive l’enseignement ! » Et je voudrais rassembler ici quelques raisons qui appuient cette affirmation exaltante.

Pour ramener à une formule simple le caractère essentiel de l’enseignement, on pourrait le définir comme le « champ du signe ». Étymologiquement déjà, le terme même contient le latin signum, « signe ». Et le verbe insignire signifie « mettre une marque, distinguer ».

Relevons que, de toutes sortes de manières, l’enseignant fait signe. Au départ de la scolarité, c’est lui qui enseigne les signes : les lettres et les chiffres, premiers pas dans l’abstraction, puisqu’ils sont les premiers dessins non figuratifs, signes d’un au-delà de l’expérience immédiate. Par la suite, quel que soit le domaine dans lequel il s’est spécialisé, il fera découvrir à quels signes être attentif pour comprendre les choses et le monde. S’il a choisi telle ou telle branche, c’est précisément parce qu’il la trouvait significative comme porte d’entrée dans la réalité : il se sentait plus apte là qu’ailleurs à percevoir le sens et à le faire partager.

Oserait-on dire que l’enseignant passionné est devenu –  toutes proportions gardées – le signe vivant de la branche qu’il enseigne ? Il n’est pas exceptionnel qu’une fois adultes, certains se souviennent d’une étincelle décisive pour leurs centres d’intérêt et leur orientation professionnelle : la rencontre d’un(e) enseignante(e) qui a fait vivre sa matière jusqu’au prosélytisme. Il n’est sans doute pas rare non plus, indépendamment de toute matière scolaire, que l’un ou l’autre se rappellent qu’en classe, un jour, c’est l’incitation-invitation de telle personne qui les a engagés à être, eux aussi, des personnes. Chaque heure de chaque carrière d’enseignant est truffée de signes dont, pour la plupart, il ignorera toujours l’effet et la portée.

Mais l’enseignement lui-même est signe. Signe d’un respect pour le passé, et donc pour l’homme en construction. Si toute existence humaine repartait de zéro, il serait incongru d’enseigner : chacun se donnerait ses propres signes, tant bien que mal. Pour pallier ce piétinement, tradition et enseignement marchent côte à côte en se donnant la main : parce qu’il y a une richesse acquise par l’expérience des autres, il vaut la peine de la recueillir et de la transmettre. Comment lire les signes d’aujourd’hui sans s’inscrire à l’école des signes d’hier ? Non pas pour les voir avec le regard d’hier, mais pour exercer un nouveau regard qui ne perde rien de celui d’hier.

Chaque être humain lit les signes des temps et décrypte le sens de la vie à sa façon. Est-il en cela « marqué » par l’enseignement qu’il a reçu ? C’est indéniable si on se réfère à l’exemple limite de l’endoctrinement. Le chef a décidé de la seule « vraie » interprétation du signe. Il en fait le fil conducteur d’une éducation téléguidée dans les moindres détails des gestes, des paroles, des attitudes. L’endoctriné suit la ligne et marche droit, avec des œillères qu’il aime et entretient avec soin. Il se croit libre. Il croit qu’il voit de ses propres yeux. Ce cas extrême montre à quel point notre lecture des signes peut être influencée, voire contrainte, par l’éducation.

Mais dans la plupart des sociétés contemporaines, on navigue en eaux libres, aux antipodes de l’endoctrinement : au lieu d’un sens unique imposé, des sens multiples, éclatés, émiettés à l’infini, à partir desquels c’est une gageure de reconstituer un tout cohérent. L’époque – L’Ère du vide selon Lipovetsky, en 1983 – en laisse plus d’un désemparé. D’autant que, depuis lors, la communication de signes en tous genres, bruts, abrupts, peu différenciés, a pris le rythme d’une déferlante, dans laquelle abondance de biens nuit presque toujours. Par la vertu du Net, presque plus rien n’est net. L’esprit critique, c’est-à-dire la capacité de trier et de classer par catégories d’intérêt et d’importance, semble se trouver souvent comme anesthésié, voire désamorcé, face à un magma qui impose sa confusion.

En pareil contexte, l’art de distinguer ce qui est significatif de ce qui ne l’est pas devient une denrée rare et chère. Où peut-il s’apprendre ? Comment peut-on prendre de vitesse l’inévitable submersion par la marée d’informations, sinon en donnant non pas le sens des signes qui nous bombardent de partout, mais des clefs de lecture, de tri et d’interprétation ? Et qui se trouve en première ligne pour aider un jeune à acquérir ces clefs, sinon les enseignants qu’il rencontrera, depuis l’école maternelle, pendant toute sa scolarité ?

L’évolution en matière d’information a rendu l’enseignement et sa qualité encore plus indispensables qu’il y a quelques années. Voilà qui doit réjouir tous les enseignants et leur (re)donner, pour des raisons fondamentales, une confiance justifiée. Voilà qui doit pousser l’ensemble des citoyens à faire chorus avec le message subliminaire de PISA : « Vive l’enseignement ! » Le champ du signe trouvera-t-il grâce à cet enthousiasme de plus nombreux ouvriers pour sa moisson ? Souhaitons-le-lui. Des forces vives et libres sont essentielles pour rendre vie et liberté à un enseignement qui a de l’avenir et qui est bien loin d’entonner un chant du cygne.


[1] Par exemple, en 2008, Julien Grenet, spécialiste des questions d’éducation et d’économie publique, dans une étude fouillée et nuancée : PISA, une enquête bancale ? (http://www.laviedesidees.fr/PISA-une-enquete-bancale.html).

Partiellement publié dans La Libre Belgique, p. 55, du jeudi 12 décembre 2013.

Le texte marqué en vert est celui qui a été retenu par la Rédaction de La Libre Belgique. Il a été repris dans une double page consacré à PISA : l’enquête qui démange les enseignants. La répartition en paragraphes a également été modifiée.

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